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« Don José est mon rôle porte-bonheur » - Une interview de Nikolaï Schukoff, ténor

Aussi affable, courtois et sympathique à la ville qu'il peut paraître sombre, imprévisible et insondable à la scène, Nikolaï Schukoff est un ténor avec lequel il faut désormais compter. Beaucoup rêveraient de son timbre mâle et puissant et de son physique de latin lover pour se faire remarquer, mais lui qui justement ne cherche pas à séduire, n'en est que plus troublant. Sous une apparente armure, ses personnages atteignent une touchante vérité, car on les sent fragiles, désemparés, humains en somme. Tantôt Parsifal, tantôt Hoffmann, Jim Mahoney (Grandeur et décadence de la Ville de Mahagonny) ou Le Prince (Russalka), Schukoff refuse les étiquettes même s'il prend un malin plaisir à revenir régulièrement vers ce Don José qu'il considère aujourd'hui comme son rôle porte-bonheur, et dans lequel il débutera bientôt sur la scène de la Bastille. Rencontre avec un Ténor Majuscule.

Vous chantez depuis longtemps à Paris au Châtelet, à l'Opéra Comique, à Pleyel et au TCE, mais n’aviez pas encore été invité à la Bastille. A quelques jours de vos débuts in loco, comment vous sentez-vous et quel effet cela vous fait-il d'y chanter l'opéra français le plus populaire du répertoire, Carmen ?

Nikolaï Schukoff : Je dois vous avouer que ce rôle de Don José est très important pour moi, qu'il a changé beaucoup de choses dans ma vie et que le fait de pouvoir le chanter sur cette scène me procure un bonheur immense. Je suis autrichien et même si je vis à Paris auprès d'une épouse française, j'ai conscience que bien d'autres ténors aimeraient se trouver à ma place. Avoir été choisi pour interpréter cet opéra est un honneur que je me refuse d'altérer par trop d'inquiétude ou de pression, même si je sais que l'on m'attend au tournant, dans un pilier du répertoire où se sont illustrés avant moi tant de grands interprètes et en tout premier, Georges Thill, sans doute le plus grand de tous : cela me pousse à rester humble.

Vous interprétez Don José depuis plusieurs années, on se souvient d'ailleurs de votre prestation au Châtelet en 2007 dans le spectacle de Martin Kusej. Comment percevez-vous ce personnage et quels aspects avez-vous travaillé avec Yves Beaunesne qui réalise la mise en scène ?

N. S. : Je ne peux pas dire encore si cette Carmen sera entièrement nouvelle, car il y a eu avant celle-ci, mille visions distinctes, mais nous tâchons avec Yves Beaunesne de jouer comme au cinéma, en nous inspirant des premiers films de Pedro Almodovar et en particulier Matador. Il ne veut pas que nos gestes soient « téléphonés » et que notre interprétation soit prévisible, mais qu'au contraire le public puisse avoir le champ libre. Nous cherchons à être neutre dans l'expression, comme dans un film, pour laisser le spectateur choisir sa version des faits, plutôt que de lui en imposer une. Quand Carmen et Don José discutent au 3ème acte, nous devons faire comprendre qu'ils se sont disputés et que Don José demande pardon à Carmen de lui avoir trop durement parlé ; il veut faire la paix, sans que l'on puisse deviner le fond de sa pensée. Je trouve cet aspect intéressant, le jeu demandant d'effacer tous les gestes opératiques et stéréotypés, pour que la voix et l'acteur ne soient plus que des vecteurs capables de transmettre les sentiments. Lorsque nous nous sentons libres, exempts de toute tension, nous pouvons alors toucher l'auditoire. Cela m'inspire.

Pour un ténor comme vous qui avez débuté par Alfredo, Rodolfo, Tamino, Ottavio, Nemorino avant d'aborder progressivement Parsifal, Max, Erik, Steva, Sergei ou Hoffmann, quelles sont les caractéristiques vocales de l’amant de Carmen et les difficultés auxquelles vous avez été confronté ?

N. S. : Vous savez peut être qu'au sortir de mes études je me croyais baryton et ce n'est que deux ans après avoir fait mes premiers pas sur scène que j'ai fait machine arrière en devenant ténor. J'ai donc opéré un grand changement en abordant Alfredo, puis la seconde année j'ai été contraint d'alterner Belmonte et Canio, Max et Tamino ayant intégré la troupe d'un opéra en Allemagne où le système vous oblige à effectuer sans cesse de grands écarts de tessiture. J'ai eu la chance de garder une assise de baryton qui m'a permis de faire face à des rôles dramatiques abordés très tôt. J'ai donc essayé de me construire, d'acquérir une technique suffisamment robuste qui me permet aujourd'hui de revenir malgré l'évolution de ma carrière vers Mozart, avec les outils indispensables que sont la flexibilité, la clarté et le fait de pouvoir alléger.

Les difficultés que je rencontre avec Don José sont liées à son écriture très différente selon les situations : le duo avec Micaëla est tendu, demande de chanter pianissimo, « La fleur » est très légère, tandis que le 3ème acte comporte des moments très dramatiques. J'adore cependant ce rôle qui m'oblige à jouer avec ces tessitures. En 2014 je reviendrai à Tamino, alors que je chante Parsifal un peu partout. J'essaie de rester un caméléon, ce qui n'est pas facile, mais plus on multiplie les styles, les langues et les répertoires, plus nous sommes en mesure de conserver la flexibilité et la fraîcheur de l'instrument.

Vous avez la chance de pouvoir travailler sur cette production parisienne avec l'une de très grandes titulaires de Carmen, Anna Caterina Antonacci, en alternance avec Karine Deshayes qui y fera ses premiers pas. Dans une œuvre comme celle-ci, est-il nécessaire de bien s'entendre avec sa partenaire pour être tout à fait crédible scéniquement et comment cela se passe-t-il lorsque ce n'est pas le cas ?

N. S. : Oui absolument ! Cela peut être difficile si le courant ne passe pas, mais dans ce cas les aspects les plus sombres de la partition n'en sont que plus forts (rires) et l'envie de tuer n'en est que plus réelle. Le fait de bien s'entendre sur un plateau aide énormément et je dois reconnaître qu'ici j'ai beaucoup chance de pouvoir travailler avec deux collègues exquises, même si elles sont très différentes. Ce qui est intéressant c'est de pouvoir réagir aux différentes facettes de Carmen, dont le caractère peut varier d'une interprète à l'autre et de jouer avec ces propositions. Si elle bouge comme une « pute folklorique », il y a de grandes chances pour que la relation ne fonctionne pas avec le Don José que j'imagine, mais je me dois d'écouter et de réagir face à la figure de Carmen qui m'est proposée et plus elle sera grande, plus en principe Don José le sera lui aussi. Il n'est pas uniquement noir, il a du tempérament et ne sait pas toujours se contrôler, surtout quand il est question d'amour et de femme. Dans cette production, nous essayons de souligner - comme cela est stipulé chez Mérimée - qu'il a tué précédemment, à cause d'une femme et qu'il a décidé d'entrer dans l'armée peu après. Il sait que quand une femme est dans son sillage, il est troublé. J'essaie donc de montrer qu'il peut être très violent et qu'il doit lutter contre ce démon.

Philippe Jordan qui dirige cette partition est sans aucun doute très éloigné de l'esthétique et du style défendus par Marc Minkowski au Châtelet ! Plus généralement, est-ce que votre interprétation diffère en fonction de l'interprétation des chefs ?

N. S.: Oui cela influe sur ma manière de chanter. Je dois dire qu'il y a les bons chefs, les grands chefs et ceux qui ne sont pas seulement grands, mais avec lesquels nous sentons que nous sommes faits l'un pour l'autre : à ce moment l'alchimie fonctionne. Faire de la musique c'est comme faire l'amour, on ne peut jamais savoir si ça marchera, si l'on trouvera le bon « tempo » avec son ou sa partenaire avant d'avoir essayer ! Je sors de répétition, où j'ai retrouvé un jeune chef avec lequel j'ai interprété Carmen il y a un an et demi à Valence, Lionel Bringuier : c'était extraordinaire, tout fonctionnait parfaitement. A Hambourg j'ai aimé travailler avec Lawrence Foster, un artiste formidable, et à Paris avec Philippe, tout se passe magnifiquement, parce qu'il écoute les chanteurs, et dispose d'un très bel orchestre. Tous ces outils lui permettent de donner, tout en contrôlant l'ensemble et de dispenser une lecture très personnelle de l'œuvre où chacun a sa part de responsabilité. Il est très stimulant de sentir sa présence pendant les répétitions et de réaliser qu'il dirige l'orchestre en fonction de nos personnalités. C'est un ensemble de choses qui te rendent heureux et rendent ton interprétation plus forte, car Philippe te donne l'impression que tu peux et que tu as le droit, que tu es légitime. On perçoit ces choses là, c'est magique et très rare.

Si je vous dit Thill, Gedda, Del Monaco, Vickers, Domingo, Cura et Kaufmann, autant de ténors aux voix et aux moyens différents qui ont interprété Don José. Quel est celui pour lequel vous avez le plus d'affinité et pourquoi ?

N. S. : …Ah…, pour la liberté et la beauté du timbre, je dirais Thill, car sa voix était tellement merveilleuse et sa technique invisible. On n'entend plus cela aujourd'hui et moi qui n'aime pas les sons fabriqués, j'adore cette manière de chanter. Je suis une sorte de dinosaure, car j'aime côtoyer les vieux artistes toujours en activité, qui chantent parfois mieux que certains jeunes, par ce que leur technique est différente et parce qu'ils n'ont pas pris l'habitude de colorer leur voix. Leur vibrato avait une vibration fraîche et assez rapide, à l'image de celui de Corelli, un de mes dieux, ou de Miguel Fleta dont le vibrato était plus dense qu'aujourd'hui. Par la suite le disque est apparu et de telles voix étaient difficile à capter. C'est pour cette raison que l'on a commencé à engager des voix plus légères, plus faciles pour les micros et plus faciles dans l'aigu que les voix dramatiques qui ne pouvaient faire autant de nuances, surtout au disque. Regardez Karajan qui sous-distribuait et faisait appel à une Janowitz, ou à un Carreras qui chanta trop tôt Radamès et Don Carlo. Pour que ces voix légères soient crédibles et ressemblent à celles de Melchior, Varnay ou Nilsson, elles ont commencé à agrandir la colonne d'air et à assombrir. Depuis on a tendance à faire un son plutôt rond, ni assez clair, ni naturel.

Ecoutez Grümmer, comme je l'adore, elle chantait Elisabeth de Tannhäuser, Agathe, des rôles dramatiques, mais également Pamina, selon moi la plus belle, en préservant la clarté, sans colorer à tort et à travers. Domingo mérite son titre de superstar : je l'ai remplacé à Munich après qu'il eut annulé sa prestation et quelques mois plus tard j'ai été sa doublure et ai eu la grande chance de l'écouter de la coulisse ; c'était d'une beauté incroyable et surtout à son âge. Kaufmann, est un de ceux qui méritent également son statut. Sa technique est en béton et il peut alterner les répertoires comme peu d'artistes. Je ne l'ai pas encore rencontré malheureusement, mais c'est l’un des ténors que j'estime le plus à l'heure actuelle.

Depuis vos débuts en 1996 dans Traviata on sent que vous avez pris votre temps pour ne brûler aucune étape. Comment cette attitude a-t-elle été possible dans un monde ou tout va extrêmement vite ?

N. S. : En fait c'est le destin, je dois avoir un ange gardien qui veille sur moi. A Paris je pratique la course à pied au moins trois fois par semaine et monte jusqu'au Sacré Cœur. Une fois arrivé en haut des marches, je m'asseois dans l'église et savoure ce moment précieux, car je suis reconnaissant pour ce que le destin m'a apporté. Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé récemment : je devais interpréter Parsifal l'an prochain au Festival de Pâques de Salzbourg avec Sir Simon Rattle, mais après son forfait et malgré mon contrat, Thielemann a annoncé qu'il souhaitait maintenir le titre, mais recruter une nouvelle distribution. Mon contrat a donc été rompu, ce qui m'a permis d'accepter Fidelio à Lyon, mais aussi et surtout de pouvoir faire mes débuts au Met dans Carmen. Vous voyez ce qui aurait pu être une déception s'est retourné en ma faveur. Don José est vraiment un rôle porte-bonheur.

Le moins que l'on puisse dire c'est que vous ne vous êtes pas enfermé dans un type de rôle, brassant large jusqu'à l'opérette ; qu'est-ce qui motive vos choix et qu'est-ce qui par exemple vous a convaincu d'aborder prochainement Enée à Barcelone tout en rêvant secrètement à Pelléas et à Lenski ?

N. S.: J'ai même chanté Sweeney Tod à Mannheim avec Diana Damrau. J'essaie de prendre des risques depuis que l'on m'a proposé Siegfried dans Götterdämmerung au Châtelet ; pendant un an j'ai hésité à accepter de relever ce défi, car je venais de quitter mon travail en troupe et de soigner mon cancer. Mon corps recommençait à fonctionner après une période de chimiothérapie éprouvante. Je dois également vous dire que toutes ces épreuves m'ont rendu plus fort et me font porter sur ce métier un autre regard. Je ne chante pas pour l'argent, mon agent s’occupe de mes contrats et ma femme gère mes finances. Ce qui m'importe c'est d'avoir une bonne bouteille le soir, à savourer. Je veux pouvoir chanter seulement pour le plaisir. Pour revenir sur ce que je vous disais, il s'agissait donc d'un moment charnière, où je savais qu'il fallait sortir de la troupe car j'y avais vu des collègues en souffrance. Accepter ce Götterdämmerung était dangereux et j'avais conscience que je serait un Siegfried débutant, ni assez endurant, ni assez dramatique, mais j'étais certain que sous la direction d'Eschenbach, l'orchestration serait respectée et que la légèreté serait maintenue.

Ce fut une chose audacieuse mais m'a ouvert des portes. Christoph Loy était dans la salle et a fait appel à moi pour participer aux Bassarids de Henze, puis pour remplacer Domingo dans Parsifal. Je suis quelqu'un qui aime les défis et résoudre les difficultés, car cela renforce la technique. Dans ce métier, chaque pas que l'on fait est un investissement sur l'avenir et comme je rêve de chanter à 70 ans je ne refuse pas le travail. Les médias sont terribles car elles ont toujours envie de découvrir de nouveaux talents, mais c'est impossible. C'est bien pour cette raison que Verdi et Wagner sont si difficiles à distribuer. Je veux préserver cet aspect caméléon qui me caractérise.

Comment arrivez-vous en répétition, avec des idées très précises sur le personnage et sa psychologie ou suffisamment disponible pour vous laisser guider et répondre aux volontés du metteur en scène au point de vous abandonner sans réserve ?

N. S.: Je suis très ouvert et j'essaie toujours de traduire la vision du metteur en scène dans mon langage d'acteur et de chanteur et suis donc quelqu'un qui fait énormément de propositions ; je rêve peut être inconsciemment de devenir un jour metteur en scène ? J'ai beaucoup d'idées et l'on doit bien sur me canaliser me dire « Ok ça on garde, ça non ». Il faut me restreindre sinon j'occupe le terrain.

Vous vous produisez fréquemment en concert comme ce sera le cas le 26 janvier prochain à Compiègne où vous chanterez en duo avec la soprano Isabelle Cals, que vous connaissez bien. Qu'est-ce que cette forme musicale vous procure ?

N. S : Cela m'apporte énormément car nous avons chanté notre première Carmen ensemble à Lausanne en 2005, mon premier Don José et sa première et unique Carmen, car elle est devenue soprano aujourd'hui. Le fait de l’avoir rencontrée a bouleversé ma vie au point de nous être mariés, depuis deux ans maintenant, et être arrivé là a été un chemin difficile, car j'avais une femme et des enfants. Je ne savais pas si cette histoire allait se concrétiser, car je ne suis pas un ténor comme on en voit souvent, un homme à femmes, comme Don José, je ne suis pas comme ça. J'ai dû quitter ma famille, mais je sais que malgré tout, mon ex-femme a pu surmonter cette douleur et a été en mesure de refaire sa vie. Violoniste, enfant prodige, elle a étudié avec Ruggiero Ricci et aurait pu faire une grande carrière, mais ne l’a pas faite ; elle a pu reprendre des études et est aujourd'hui un professeur de violon reconnu. Mes enfants jouent et gagnent des concours, mon aînée a 14 ans, est très bonne élève ; la petite est violoncelliste et on sent sa volonté de s'exprimer en tant que musicienne. Sept ans se sont écoulés depuis cette Carmen et beaucoup de choses positives ont eu lieu, ce qui me soulage un peu. Je ne peux pas dire que je suis heureux, car une séparation est toujours difficile à vivre et on ne peut pas dire si j'ai eu tort ou raison. Ce concert est en tout cas fait pour le plaisir, par amitié pour un chanteur qui était avec nous à Lausanne, Jean-Marc Salzmann, qui chantait Zuniga et est devenu directeur artistique. Nous allons chanter des morceaux que nous aimons et les partager avec le public.

Propos recueillis par François Lesueur le 21 novembre 2012

Bizet : Carmen
Le 4, 7, 10, 13, 16, 20, 22, 25, 27, 29 décembre 2012
Paris – Opéra Bastille

Site du Théâtre Impérial de Compiègne : www.theatre-imperial.com/fr
Site officiel de Nikolaï Schukoff : www.nikolaischukoff.com

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Photo : DR
 

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