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Don Carlos selon Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille – Le prince au cœur sombre – Compte-rendu

Warlikowski accueilli le soir de la première par un bronca retentissante n'a rien de surprenant, le public de la Bastille étant coutumier du fait, mais que ce dernier récidive avec une haine tenace à la seconde est inhabituel. Pourquoi tant d'aigreur et de ressentiment à l'égard du metteur en scène polonais, littéralement conspué par une salle entière qui venait de saluer à tout rompre chaque interprète ? Faut-il voir dans ce rejet sans appel, la réponse d'un public qui attendait trop de ce spectacle annoncé comme un événement et qui se devait d'être extraordinaire ? Sans doute, mais ce n'est pas parce que le chef-d’œuvre de Verdi n'a pas inspiré à Warlikowski une vision sulfureuse, transgressive et scandaleuse comme il a pu en proposer par le passé, que son travail est indigne.
© Agathe Poupeney - OnP

Que celui-ci se soit davantage intéressé à la psychologie des personnages plutôt qu'à ce qui les constitue, les broie et les exclut, tout ensemble, pouvoir, politique et religion, n'est pas surprenant. La fresque tragique de Schiller transposée dans l'Espagne rigide des années quarante où règnent encore et toujours quelques symboles forts, est ici froide et dépouillée. Les grands de ce monde évoluant malgré leur statut dans d'immenses salons vides aux allures de musée ; ce sont d'ailleurs des visiteurs qui s'agglutinent dans le Cloître du Couvent de Saint Just au 1er acte (vestige de la grandeur passée), lieu immersif par excellence. Ceux qui attendaient de Warlikowski et de son équipe de fastueux décors censés traduire le Siècle d'or, en ont été pour leurs frais. L'intrigue est vécue comme un flashback par l'Infant qui a perdu l'amour, le pouvoir, son père, son fidèle ami, raté sa vie et même son suicide, Carlos apparaissant en gros plan incapable de se tirer une balle dans la tête et sur scène les bras bandés, signe qu'il a tenté de s'ouvrir les veines. Pour mieux mettre en avant l'isolement, la solitude dans laquelle vivent ces êtres, l'espace se réduit à mesure que le drame se déroule, à quelques cellules (la prison de Carlos, la salle de projection de Philippe II), seul le couronnement du Roi suivi de l'autodafé avec l'arrivée d'un amphithéâtre plein à craquer d'invités, de religieux et de députés flamands, venant rappeler la grandeur de la monarchie espagnole et de ses fastes.

© Agathe Poupeney - OnP
 
Comme dans tous les spectacles de Warlikowski on retrouve la patte de sa scénographe, Małgorzata Szczęśniak, ses décors dans le décor, ses boîtes coulissantes (belle idée que celle de la salle d'escrime où Eboli règne sur un curieux gynécée) qui, de L'affaire Makropoulos à Un tramway en passant par Parsifal, sont sa marque de fabrique, comme les projections vidéo en noir et blanc (signées Denis Guéguin) qui évoquent Eisenstein ou Buñuel - comment ne pas penser à Viridiana quand on voit Elisabeth fixer la caméra en gros plan. A cela s'ajoute une direction d'acteur cinématographique, en apparence très simple, mais qui laisse deviner le travail effectué avec l'équipe pour parvenir à une telle simplicité, un tel naturel, toute trace de jeu ayant justement été gommée. Une très grande réussite qui permet d'instaurer un climat de tension permanent, mais aussi d'électricité entre les protagonistes, le point culminant ayant lieu lors de l'ultime entrevue entre Elisabeth et Don Carlos, au Cloître, chantée sur un fil de voix et où se lit la plus déchirante des tristesses (« Au revoir dans un monde où la vie est meilleure »)...
Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Julien Dran (Le Comte de Lerme) © Agathe Poupeney - OnP

C'est, n'en déplaise à une grande partie du public, ce qu'avait cherché à révéler Luc Bondy il y a vingt ans, quand il s'était attaqué à cet original en français au Châtelet, un projet initié à l'époque par Stéphane Lissner : une cour d'Espagne glaçante, où les personnages se perdaient après avoir tenté vainement de rapprocher leur solitude, même si les décors de Gilles Aillaud et les costumes de Moidele Bickel n'étaient pas modernes.

Porté par une admirable distribution, supérieure à celle du Châtelet, ce Don Carlos en français, remporte en revanche tous les suffrages d'un point de vue musical. Dans une forme vocale superlative, Jonas Kaufmann réussi l'exploit d'être aussi sensationnel dans la version italienne (notamment celle donnée à Salzbourg éditée chez Sony 2013), que dans l'original parisien de 1867. Looser magnifique, maudit par son père, trahi par son ami, tout lui est refusé : l'amour, l'amitié, la réussite, le pouvoir. Incapable de mettre fin à ses jours, il accumule les déboires et traîne sa douleur comme une âme en peine. Avec une voix vigoureusement projetée, une diction exemplaire, de fascinants clairs obscurs selon ses états d'âme, des phrasés de haute école et un aigu rayonnant, le ténor compose un Infant marqué par le destin, touchant dans sa quête personnelle et publique, d'une profondeur et d'une humanité exceptionnelles.
Désespérée comme lui, errante mais pas larmoyante, l'Elisabeth de Sonya Yoncheva est étonnante, une étrangère dans une cour hostile où elle ne tient en vie qu'en s'en extrayant, toute à la pensée de Don Carlos, de la France ou de Dieu. La voix large et pulpeuse de la Bulgare plus parfaite dans « O ma chère compagne » que dans « Toi qui sus le néant des splendeurs de ce monde », colle au personnage, la comédienne n'ayant aucun mal à adopter le style warlikowskien.

Elina Garanča (Eboli) & Jonas Kaufmann ( Don Carlos)

Elina Garanča que l'on a connu froide et distante, continue après la Carmen de Bieito de briser la glace avec cette Eboli vive et provocante, qui lui permet d'exprimer une large palette d'émotions. Autoritaire et saphique parmi les escrimeuses, elle impressionne dans une « Chanson du voile » crânement exécutée, avant de jouer la carte de l'hyper sophistication et du glamour dans le « Trio des masques » mené avec hardiesse et d'être enfin chassée du royaume pour trahison, à l'issue d'un splendide « O don fatal et détesté ».

Jonas Kaufmann (Don Carlos) et Ludovic Tézier (Rodrigue) - Agathe Poupeney © OnP

Pièce maîtresse de cet échiquier politico-familial, le Rodrigue de Ludovic Tézier atteint des somment d'élégance et de style, similaires à ceux obtenus dans la version italienne (il était présent à Salzbourg mis en scène par Peter Stein). Dans un répertoire où il règne désormais sans partage, le baryton traduit toute la complexité d'un personnage qu'il chante d'une voix resplendissante, sans la moindre difficulté et joue avec conviction : le fait d'être passé dans les mains de Marin Kusej pour la Forza del destino donnée à Munich avec Jonas Kaufmann (Sony 2013) n'est sans doute pas étranger à cette évolution. Plus jeune et plus séduisant que nombre de confères dans ce rôle de monarque torturé, Ildar Abdrazakov s'impose comme l'on s'y attendait par sa carrure vocale et son interprétation recherchée, magnifique face au Grand Inquisiteur, tenu ici de façon magistrale par la basse Dmitry Belosselskiy. Julien Dran (Comte de Lerme), Eve-Maud Hubeaux (Thibault), Krzystof Baczyk (un Moine) et l'ensemble des députés flamands complétant brillamment cette magnifique distribution.

Moins embrasée, moins portée par le souffle verdien qu’avec Antonio Pappano au Châtelet en 1996 à la tête de l’Orchestre de Paris (1), la partition n'inspire par le même élan et la même exaltation à Philippe Jordan, qui insiste sur le côté sombre et désespéré du drame. La sobriété de son style, la force propulsive de sa baguette, l'attention portée sur les timbres et leur transparence (l’entrée du violoncelle solo qui précède le monologue de Philippe II est somptueuse) sont d’indéniables atouts. Mais l’immense fresque verdienne aurait mérité plus d'éclat et de fougue sur la durée, les scènes intimes n'appelant en revanche aucune réserve.
 
François Lesueur

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 (1) DVD et CD EMI
 
Verdi : Don Carlos – Paris, Opéra Bastille, 13 octobre ; prochaine représentations : 16, 19, 22, 25, 28, 31 octobre, 5, 8 et 11 novembre 2017 (avec Hibla Gerzmava, Pavel Cernoch, Paul Gay et Ekaterina Gubanova à partir du 31 octobre) /www.concertclassic.com/concert/don-carlos-0
Retransmission sur Arte le 19 octobre 2017  en léger différé (20h55).

Photo © Agathe Poupeney

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