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Création du Requiem de Frédéric Ledroit - Entre fulgurance et intériorité - Compte-rendu

Rendre compte n'est jamais aisé. À l'égard des musiciens, dont nul commentateur n'est jamais certain d'avoir saisi toutes les intentions, si ce n'est des œuvres elles-mêmes lorsqu'elles sont issues du répertoire. Mais la situation redouble de difficulté lorsqu'il s'agit d'une création, et plus encore d'une œuvre aussi dense que le Requiem de Frédéric Ledroit (photo). Pris entre sa révélation abrupte et l'appréciation de l'interprétation sur le vif, nécessairement incomparable, qui en est proposée – situation formidablement unique et stimulante dans l'histoire d'une partition –, force est de réagir avant tout émotionnellement au gré de la découverte, page après page, d'une œuvre dont la connaissance plus approfondie se fera à travers les reprises en concert mais aussi le disque – le Requiem a été enregistré au moment même de sa création (à paraître chez Skarbo).

Ce caractère unique était d'autant plus sensible, le 24 juin, que la version entendue ne sera pas celle des reprises à venir : le Requiem op 50 est conçu pour orgue, piano, quatre solistes et double chœur, la répartition sur deux orgues (tribune et chœur) constituant une manière d'arrangement particulier pour cette création à la Madeleine. Œuvre infiniment achevée, éprouvée et portée à un degré maximal d'incandescence par l'inspiration qui la sous-tend, mais également mouvante et adaptable, voire en devenir, bien que tout soit d'ores et déjà scellé : cette œuvre Janus sera tout prochainement orchestrée – pour une seconde création à l'occasion de la réception des travaux considérables dont l'orgue de la cathédrale d'Angoulême fait actuellement l'objet ? Ce fut d'ailleurs l'un des chocs initiaux que d'entendre très distinctement, dès le puissant prélude pour orgue seul introduisant la messe « de façon tragique, presque théâtrale », les voix de l'orchestre. Si connaître l'intention du compositeur oriente inévitablement la perception, l'idée de l'orchestre ne s'en imposa pas moins d'elle-même, sans qu'il soit besoin d'anticiper sciemment la version à venir, tant ses timbres ont manifestement accompagné la gestation de l'œuvre.

Le riche livret-programme, rehaussé de très nombreuses reproductions des merveilleuses peintures sur verre (technique vénitienne du XVIe siècle) de Rose-Marie Ledroit – dédicataire de l'ensemble du Requiem (bien que chaque page ait son propre dédicataire), offrait pour chacune des quatorze étapes du Requiem un commentaire du compositeur, véritable guide spirituel et musical. Quantité d'éléments musicaux, motifs ou structures, se retrouvent au fil de l'œuvre, créant un vaste et dense réseau de récurrences, sorte de leitmotive en renforçant précisément la dimension tragique et théâtrale – au sens d'un théâtre sacré. Impossible d'évoquer toutes les singularités, richement symboliques, de l'approche par Frédéric Ledroit d'un genre abondamment illustré au cours des siècles. Rien ici de cadré ou dans la mouvance d'une intangible tradition, tel l'énoncé du Requiem aeternam de l'Introït – baryton solo puis ténor, avant que n'entrent les voix d'hommes, dans cet esprit de mystère et de surprise qui colore en grande partie cette messe des morts, entre fulgurances et moments d'intériorité poétique. L'écriture chorale est particulièrement somptueuse et virtuose, impressionnante d'équilibre et de force, d'un extrême à l'autre de l'échelle des affects. Saisissement est véritablement le mot qui sans cesse revient à l'esprit : une manière de se saisir des sens et de la conscience de l'auditeur qui ne laisse aucun répit, si ce n'est par le biais d'une dramaturgie interne savamment calculée pour tenir puissamment en haleine, et l'oreille ardemment en éveil, tout en ménageant ce qu'il faut de quiétude pour permettre de suivre ce difficile cheminement de l'ombre vers la lumière. Au saisissement répond l'émotion, qui était palpable parmi l'assistance, quand elle n'en est pas directement la résultante. Définir le style de Ledroit ? Personnel ! On peut, sans risque de se tromper, dire qu'il connaît son Duruflé sur le bout du doigt, et sous-entendre ainsi qu'il s'inscrit corps et âme dans une lignée intensément française. Mais son approche, sa perception du drame, ses couleurs, ses harmonies, son écriture complexe, n'en constituent pas moins un univers aussi cohérent que foncièrement individualisé, aussi intégré à notre temps que libre.

Le véritable maître d'œuvre de cette création de la Madeleine fut Marie-Christine Pannetier, qui dirige le remarquable Groupe Vocal Pro Homine – « composé de 26 chanteurs, amateurs éclairés, réunis par la passion du chant et une exigence de qualité » : éclairés et épris d'exigence, on le croit aisément et l'on put le vérifier, mais amateurs !, c'est infiniment plus difficile à concevoir, tant la force de leur prestation hautement professionnelle et musicalement engagée fut éclatante. Frédéric Ledroit a évoqué récemment la question des moyens requis par un tel projet. Si les chanteurs de Pro Homine ont approfondi la partition durant de nombreux mois, il n'y eut à la Madeleine qu'une seule et unique répétition avec tous les intervenants, une générale et rien d'autre : ce que l'on a entendu le 24 juin était en soi un petit miracle, en dépit des pseudo-imperfections inhérentes à une telle première – perceptibles pour le compositeur et les musiciens, guère pour le public, qui reçut de plein fouet cette œuvre à la fois grandiose et habitée – quelque mille personnes, dans un silence qui toujours est le meilleur révélateur de l'attention portée, elle-même reflet de l'impact émotionnel.

Outre Frédéric Ledroit au grand orgue, « trop » présent pour qui était dans la bas de la nef, parfaitement proportionné pour qui avait la chance d'être plus près du chœur, et François-Henri Houbart à l'orgue de chœur, Jean-Pierre Ferey s'illustra dans une redoutable partie de piano, omniprésent et sous mille formes d'écriture, pour une projection qui semble avoir été étonnamment optimale en tout point du vaste édifice – l'acoustique de la Madeleine est un défi à part entière. Force est de reconnaître que le baryton Ciro Greco était en petite forme, profondément investi mais d'une présence vocale parfois incertaine – l'Ave Maria, non traditionnel dans un Requiem mais que l’auteur tenait à insérer, en a sans doute souffert, d'autant que la ligne vocale (soliste) selon Ledroit n'a rien d'une sinécure. À cet égard, la voix de ténor est assurément parmi les plus drastiquement sollicitées, ainsi dans l'exigeant et éprouvant Domine Jesu. « Je veux que l'on sente l'interprète délibérément mis en danger », insistait Ledroit après le concert – texte et situation de cette page hautement dramatique l'exigent. Dans le suraigu fortissimo, Mathieu Muglioni tint bon, dramatiquement « en danger », jamais en perdition, jusqu'à ce que « le porte-étendard saint Michel les conduise dans la lumière sainte ». Elle aussi soumise à de fortes tensions, la partie de soprano fut brillamment assumée par Jeanne Crousaud, cependant que le timbre sombre et prenant d'Anna Desträel faisait resplendir une partie d'alto timbrée de clair-obscur. L'équilibre en miroir des parties solistes et chorales, la coloration si singulière et infiniment variée du piano percussif et mélodique, les orgues à la fois grand orchestre et vents solistes furent à l'image d'une œuvre d'une formidable continuité dans la diversité, captivante et qui ne vous lâche plus : la suite de l'aventure dira, au fil du temps, la place que prendra cette œuvre majeure et son rayonnement, un Requiem par bonheur accessible depuis les horizons spirituels les plus divers.

Michel Roubinet

Paris, église de la Madeleine, 24 juin 2012

Sites Internet :
Frédéric Ledroit
http://www.fredericledroit.fr/
Dimanches musicaux de la Madeleine
http://www.concerts-lamadeleine.com/index.php?action=fiche&num=91
Groupe Vocal Pro Homine
http://prohomine.free.fr/topic1/index.html

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Photo : DR

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