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Concert inaugural à Saint-Eustache, récital à Saint-Séverin – Thomas Ospital et Baptiste-Florian Marle-Ouvrard sous les feux de la rampe – Compte-rendu (orgue)

À en croire ceux qui ne vont jamais l'écouter, l'orgue serait l'archétype de l'instrument suranné, connoté, impuissant à attirer la foule des mélomanes (c'est oublier la fascination plus que jamais exercée par la machine-orgue, seul instrument à n'avoir cessé d'évoluer, depuis l'Antiquité, jusqu'à intégrer les technologies les plus novatrices ou futuristes). Saint-Eustache, qui occupe présentement le devant de la scène, aura par deux fois réaffirmé qu'il n'en est rien, au-delà même des espérances des plus fervents. Après avoir fait « salle comble » pour le « concert d'adieu » de Jean Guillou (1), l'église des Halles a accueilli quelque huit cents personnes pour le vertigineux concert inaugural des deux nouveaux titulaires : Thomas Ospital (photo à g.) et Baptiste-Florian Marle-Ouvrard (photo à dr). Lesquels démontrèrent une fois encore, et avec quelle maestria, que vraiment la valeur n'attend pas le nombre des années.
 
Les deux musiciens ont eu certes maintes occasions de jouer l'instrument depuis leur prise de fonction, à Pâques, et lors des auditions dominicales (2), s'imprégnant avec une prodigieuse faculté d'adaptation des possibilités musicales infinies d'un tel monument. Si une connaissance intime du grand orgue de Saint-Eustache ne peut naturellement s'obtenir que sur la durée, on reste sidéré par l'usage qu'en firent les nouveaux titulaires lors de ce concert du 6 mai, d'une acuité, d'une intelligence et d'une maîtrise qu'ils approfondiront inévitablement dans les temps à venir mais qui, à tous égards, ne laissaient pourtant rien à désirer. C'est l'art des organistes que d'assimiler ainsi une palette nouvelle, fût-elle gigantesque, à travers une exploration à la fois intuitive et méticuleuse des timbres, des plans sonores et de leurs mouvants équilibres.
 
BFMO, comme on le nomme déjà, ouvrit le feu avec la Passacaille et Fugue de Bach : l'œuvre la plus universelle et adaptable qui soit, mais qui oblige aussi à prendre parti. En l'occurrence celui d'une œuvre repensée pour un instrument polyvalent et contemporain plus qu'en fonction des traités anciens. Dès le thème, dans l'extrême grave et l'extrême lointain, juste assez audible pour capter l'attention – et ne plus la lâcher. Allant globalement dans le sens d'une amplification dynamique, au gré du flux-reflux dicté par le texte, l'accent n'y fut pas mis sur une polyphonie à tout moment intelligible – même pas en rêve dans les virtuoses traits brisés de pédale en doubles croches de la Fugue, aussi articulés que faisant néanmoins bloc – mais au profit d'un esprit symphonique dont la globalité résultait d'une multitude d'idées tuilées, en juste et parfaite adéquation avec la riche formation orchestrale à disposition, servie par des moyens instrumentaux considérables.
 
Thomas Ospital fit son entrée sur une improvisation résolument personnelle, subtile et radieuse d'intériorité, même dans les moments d'extrême tension dramatique. Un monde en soi, déjà fascinant, témoignant d'un sens de la concision et de la dramaturgie qui ne peuvent que saisir et séduire. Baptiste-Florian Marle-Ouvrard enchaîna sur l'éblouissante transcription, signée Lionel Rogg (hélas non éditée), de L'apprenti sorcier de Dukas, où l'orchestre est en permanence suggéré par la mémoire auditive sans que jamais, en temps réel, la spécificité de l'orgue ne soit en porte-à-faux. Non pas imitation mais appropriation. Un défi à part entière, relevé de manière suprêmement virtuose – jusqu'à se superposer mentalement à Fantasia que l'on imaginait projeté sut l'immense façade Baltard de l'instrument, le mystère en plus. Du grand art, éclatant mais toujours merveilleusement intègre.
 
De l'art et de la décence, il y en eut à foison dans ce qui fut sans doute l'apogée du concert : Fantaisie et Fugue sur le choral Ad nos, ad salutarem undam de Liszt par Thomas Ospital, par cœur (certes comme les pianistes pour la Sonate en si mineur, ce qui à l'orgue se double cependant de la difficulté de mémoriser les continuels changements de registrations et de claviers), seul maître à bord et d'une souveraine élégance, citant Saint-Saëns, grand interprète de l'œuvre : « Cette Fantaisie de Liszt est le morceau le plus extraordinaire qui existe pour l'orgue » – et Saint-Saëns d'ajouter, parlant pour son propre temps et peut-être plus encore pour le nôtre : « Liszt, écrivant cette Fantaisie il y a plus d'un demi-siècle, semble avoir prévu l'instrument aux mille ressources que nous possédons » (École Buissonnière, Notes et Souvenirs, 1913). La lumineuse beauté des innombrables registrations, d'un goût aussi affirmé que puissamment varié, la pure flamme lisztienne du virtuose luttant pour l'essentiel, qui ne peut être que musical, une poésie et une grandeur qui à chaque instant subjuguent et emportent tout sur leur passage : un triomphe, sans réserve et profondément émouvant, fut fait à cette trilogie parfaite – l'œuvre, l'instrument et ce lien inspiré qu'est l'interprète. Puis ce fut Baptiste-Florian Marle-Ouvrard qui à son tour improvisa, grandement, d'une superbe farouchement extériorisée, presque à l'opposé de Thomas Ospital, mais aussi de toute facilité. Une autre conception de la dramaturgie, nourrie de fantastique – Lovecraft à l'orgue du futur. Saisissant, autrement. Le concert se referma sur In excelsis de Thierry Escaich, les deux musiciens se partageant la console, ensemble, l'un après l'autre, changeant de côté… Incisif, concis, de grande classe, la juste mesure, par des musiciens d'ores et déjà accomplis. L'orgue de Jean Guillou est indéniablement en de belles et bonnes mains.
 
Deux jours plus tard, le vendredi 8 mai, les mêmes, d'une polyvalence confirmée ne pouvant qu'y resplendir, répondaient à l'invitation de Plein-Jeu à Saint-Séverin. La comparaison, sur des instruments d'esthétiques (et d'acoustiques) si sensiblement différentes, promettait d'être passionnante. La partition des personnalités telles que perçues à Saint-Eustache sembla s'y vérifier. Une approche contemporaine du répertoire ancien pour Baptiste-Florian Marle-Ouvrard ; un désir de style plus atemporel, potentiellement plus adaptable à l'orgue ancien, chez Thomas Ospital. Le premier ouvrit de nouveau le feu avec le Praeludium en mi mineur BuxWV 142 de Buxtehude, d'une franchise de ton et d'une netteté polyphonique stimulantes, sans relever pour autant de l'esprit et de cette malléabilité rythmique que l'on associe au Stylus fantasticus du XVIIe siècle. Éclat et prise de risque, dans un équilibre poussé au bord de la rupture dans la seconde fugue, sans faillir. L'hymne Pange lingua de Nicolas de Grigny par le second fit basculer dans un autre univers, auquel la musique naturellement convie : grandeur et intériorité, le style – toujours le style – mais sans affèterie, vivant, racé. Thomas Ospital enchaîna sur trois pièces anonymes de la Renaissance prolongées d'improvisations, avec esprit (Tourdion), densité et majestueuse gravité (Basse danse), irrésistible effervescence (Branle gay) : aucun « espoir » d'enfermer l'interprète dans une posture stylée au sens d'absence de démesure – maîtrisée. Des miniatures, l'aune du talent.
 
Thierry Escaich, avec lequel l'un et l'autre ont travaillé et qui ce même jour fêtait son demi-siècle, fut de nouveau à l'honneur avec BFMO dans son élément : Évocation II (1996), fulgurante sur l'orgue de Saint-Séverin, d'une acuité rythmique répondant à la perfection aux exigences de l'œuvre et à la volonté de l'interprète. Que l'on retrouva pour ainsi dire à l'identique dans le Concerto en la mineur BWV 593 de Bach-Vivaldi. En constante mutation et « registrés », fort différemment d'une approche baroque, les mouvements extérieurs furent un irrépressible tourbillon musical. Le style ? Il s'adapte, cependant que l'instrument resplendit et que l'assistance frémit.
 
Même basculement que précédemment avec la Sonate en trio n°6 BWV 530, lumineuse et étourdissante de faconde, par un Thomas Ospital admirable d'équilibre formel et de timbres – et d'une prise de risque superlative. Le Prélude et Fugue en sol majeur BWV 541 qui fit suite se révéla différent, d'un seul et même bloc, sur un tempo inflexible animé d'un pur vent de folie, contrôlé, cela va de soi, tout en semblant frôler les limites du possible. Baptiste-Florian Marle-Ouvrard referma la soirée sur une improvisation, retrouvant naturellement sa manière, mais si précisément adaptée aux contingences du lieu et de l'instrument, d'une toute autre proximité que l'orgue de Saint-Eustache, que le propos s'en trouva paré de proportions foncièrement renouvelées. Où l'on entendit cette aptitude à commenter qui fait merveille dans l'accompagnement grand format de films muets, domaine dans lequel il excelle, à l'instar d'un Thierry Escaich.
 
Cette période d'intense activité dans le sillage de leur nomination à l'une des premières tribunes de France se poursuivra dès cette semaine : Baptiste-Florian Marle-Ouvrard sera le mardi 12 mai à Notre-Dame d'Auteuil (Paris) : B-A-C-H de Liszt et Symphonie n°3 de Saint-Saëns, avec Les Concerts d'Athalie sous la direction de Léonard Ganvert, cependant que Thomas Ospital, pour l'audition de l'Ascension à Saint-Eustache, jouera le jeudi 14 mai la Suite de Maurice Duruflé – au souvenir de son concert de 2013 à la Madeleine (3), on se réjouit de l'entendre à sa nouvelle tribune dans cette œuvre d'exception.
 
Michel Roubinet
 
Paris, églises Saint-Eustache et Saint-Séverin, 6 et 8 mai 2015
 
 
(1) Lire le compte rendu du 25 avril 2015 :
www.concertclassic.com/article/concert-dadieu-de-jean-guillou-saint-eustache-vers-la-concretisation-dun-projet-d-orgue
 
(2) www.saint-eustache.org/concerts
 
(3) Lire le compte rendu du 21 mai 2013 :
http://www.concertclassic.com/article/festival-le-paris-des-orgues-2013-place-aux-jeunes-compte-rendu
 
 
Sites Internet :
 
Baptiste-Florian Marle-Ouvrard
www.bfmo.fr
 
Thomas Ospital
www.thomasospital.fr
 

Photo (Thomas Ospital à g.; Baptiste-Florian Marle-Ouvrard à dr.) © Louis Robiche

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