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Compte-rendu : La Métamorphose de Levinas à Lille - Cafard lyrique


Représenter – et mettre en musique – l’irreprésentable. En s’attaquant à La Métamorphose, Michaël Levinas savait l’ampleur de la tâche, qui tient au propos même de la nouvelle de Kafka, pauvre en actions qui puissent être immédiatement portées à la scène.

Le propos de Michaël Levinas est tout autre cependant. Son quatrième opéra est avant tout mise en espace de l’idée même de métamorphose, traitée tout au long de l’ouvrage sous son aspect musical. Au commencement (la scène est au matin), Grégor Samsa est déjà transformé. Son physique monstrueux voilé, dissimulé dans la pénombre de la chambre close, c’est d’abord par la voix qu’il exprime l’irréversible mutation. Michaël Levinas joue à la fois de l’amplitude intéressante de la voix du sopraniste Fabrice di Falco et des moyens électroniques de l’Ircam (l’électronique de même bouleverse et falsifie le discours instrumental des quinze musiciens – excellents – de l’ensemble Ictus dans la fosse). La voix de Grégor se trouve prise dans un halo constamment changeant, qui la déforme et l’alourdit.

La prouesse ici est de faire porter par cette voix qui est à peine un chant toute l’émotion terrifiante de l’œuvre. Lui répondent les litanies lancinantes, entre imploration et déploration, des autres personnages qui composent la famille (la mère, le père, la sœur), une famille sans cohésion, où chacun exprime, comme pour soi-même, ses sentiments face à ce qui arrive. Cette dissociation, l’impossibilité d’un chœur a conduit le compositeur à adopter une écriture polyphonique, madrigaliste, particulièrement efficace dans la scène-clé de l’œuvre, lorsque le père désemparé frappe son propre fils – une écriture à laquelle l’excellente distribution (Magali Léger dans le rôle de la sœur, André Heyboer et Anne Mason dans ceux des parents) rend pleinement justice.

Dans son propos, Michaël Levinas ne dévie jamais de sa peinture de la noirceur du quotidien, de la « terreur insondable » qu’il découvre dans l’œuvre de Kafka, lui refusant toute distanciation humoristique ou fantastique. De fait, l’atmosphère générale de l’opéra est mortifère à souhait, la dramaturgie une longue descente aux enfers – ou vers l’inhumanité. La scénographie de Stanislas Nordey et Emmanuel Clolus parvient avec force et subtilité à se sortir du piège de la représentation : le corps monstrueux du cancrelat surplombe l’humanité impuissante de Fabrice di Falco et le décor même de la chambre se laisse peu à peu envahir, saturer par l’habitat de l’insecte.

La mise en scène, en revanche, en poussant à l’extrême le parti pris de l’immobilité, finit par laisser une impression de vacuité, qui ne s’estompera qu’à la toute fin de l’œuvre, avec la mort de Grégor, recroquevillé à terre – image, du reste, assez convenue. Le livret lui-même, co-écrit par le compositeur et l’écrivain Emmanuel Moses (avec aussi la collaboration de Benoît Meudic, « réalisateur en informatique musicale » à l’Ircam), s’il est d’une façon générale un excellent support musical, n’échappe pas toujours à une certaine dérive tautologique quand par exemple il souligne (dans le premier madrigal) la transformation de la voix, qui est, on l’a vu, le principe essentiel de l’opéra (« Quant à la transformation / de la voix / je ne doute pas / un instant, que ce soit / seulement le signe prémonitoire / d’un bon rhume »).

Excellente en revanche est l’idée de faire précéder La Métamorphose d’un prélude sur un texte écrit expressément par Valère Novarina, comme toujours riche d’assonances et d’associations. Épisode léger voire bouffon dans sa représentation – trois personnages féminins : Je, Tu, Il (Magali Léger, Anne Mason, Julie Pasturaud) en crinoline et rose bonbon – mais remuant la langue pour scruter les thèmes immémoriaux de la descendance, du sacrifice, de l’identité et de la métamorphose. Fantaisie baroque certes mais où pointe une inquiétante étrangeté, celle de la voix d’André Heyboer, déformée (déjà !) par les résonances d’une caisse claire, cette pantomime annonce celle – cruelle – du Fondé de pouvoir (Simon Bailey) et des trois locataires (Simon Bailey de nouveau, Laurent Laberdesque et Arnaud Guillou) dans La Métamorphose. S’il y a rire ici, c’est bien moins celui de la comédie que le hoquet, monstrueux et hugolien, de L’Homme qui rit.

Jean-Guillaume Lebrun

Michaël Levinas : La Métamorphose - Lille, Opéra, le 7 mars, puis les 9, 11, 13 et 15 mars 2011.

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Photo : DR

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