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Compte-rendu : Festin pianistique - Lille Piano(s) Festival 2010

Avec environ vingt-cinq pianistes à l’affiche, une manifestation telle que Lille Piano(s) Festival comporte forcément des imprévus. On attendait Aldo Ciccolini dans le Concerto de Schumann lors de la soirée inaugurale : contraint de déclarer forfait pour raisons de santé, c’est son collègue Joaquin Achucarro (photo) (déjà présent à Lille il y a deux ans pour d’inoubliables Goyescas) qui le remplace au pied levé dans l’ouvrage annoncé. Le Chœur Nord-Pas de Calais mené par Eric Deltour (avec Paulina Sawicka Pollet et Sabine van Lerbeghe au piano) ouvre la soirée avec diverses pages russes où l’on remarque une envoûtante Nuit d’Anton Rubinstein et d’émouvants Chœurs pour voix de femmes op 15 de Rachmaninov. Le ton est donné : la musique russe constitue le fil rouge du Festival 2010. Celui-ci n’oublie pas pour autant l’apport des compositeurs allemands à leurs collègues russes : Schumann est au programme du concert inaugural et Joaquin Achucarro rejoint bientôt Jean-Claude Casadesus et l’Orchestre National de Lille dans le Concerto op 54.

L’artiste espagnol n’a pas donné l’ouvrage depuis quatre ans. C’est toutefois une vieille connaissance qu’il retrouve là – il le jouait déjà à Vienne avec son ami Zubin Mehta en 1959... En parfaite entente avec un Casadesus qui ne le quitte pas un instant de l’œil, Achucarro signe une interprétation à la fois lyrique et nerveuse (formidables idées rythmiques dans le finale !), d’une vibrante jeunesse, servie par une palette sonore digne des grands anciens. Arte y Majestad chantait Camaron de la Isla à la gloire de son ami le matador Curro Romero : ces deux mots suffisent à résumer la personnalité d’un des très grands du piano contemporain. Il serait temps qu’après Lille, Piano aux Jacobins ou les Flâneries de Reims les grandes salles parisiennes en prennent conscience…

Le «peps » d’un ONL vivifié par un important apport de sang neuf contribue beaucoup aussi au succès de la soirée, comme celui de l’ensemble de la manifestation. Si la précédente édition du Piano(s) Festival ne comportait que deux concerts avec orchestre, quatre programmes sont cette année proposés et démontrent à chaque fois que le rajeunissement de la phalange lilloise est l’une des meilleures nouvelles venues de nos formations régionales depuis quelque temps. Jean-Claude Casadesus ne cache d’ailleurs pas son bonheur : comme on le comprend !

Habitué à seconder Casadesus, l’Anglais Paul Mann à noué une étroite relation avec l’ONL. Le concert qu’il dirige, avec Plamena Mangova puis Igor Tchetuev(1) au clavier, en est une preuve. Eblouissant d’élan, de luminosité, le 4ème Concerto de Rachmaninov mêle lyrisme et modernité sous les doigts de celle qui avait remporté le 2ème Prix du Concours Reine Elisabeth en 2007, tandis que le Concerto n°3 de Prokofiev se pare de couleurs fauves dans la conception très dense de Tchetuev. Aux commandes à nouveau le dimanche après-midi, Paul Mann a pour partenaires Alexei Volodine et Ekaterina Mechetina.

Remplaçant d’Anatol Ugorski mais aussi, pour un récital, de Denis Kozhukhine (retenu à Bruxelles par son 1er Prix au Concours Reine Elisabeth), Volodine donne d’abord la mesure de son répertoire et de son professionnalisme en ne modifiant en rien les programmes prévus. Et quel artiste découvre-t-on dans le rare Concerto de Scriabine dont il apprivoise les juvéniles accents, sa sonorité ample et bien projetée lui permettant de dialoguer sans difficulté avec l’orchestre assez touffu du Russe.

Jeune artiste à suivre avec autant d’attention, Olga Mechetina ose le Concerto n°2 de Tchaïkovski. L’ouvrage peut vite tourner au bavardage digital. Sans chute de tension, la Russe domine la coruscante virtuosité des mouvements vifs, autant que la poésie chambriste de l’Andante et, bien épaulée par Paul Mann, signe une interprétation construite et cohérente.

Partition monumentale, le Concerto n°3 de Rachmaninov (donné sans aucune coupure) occupe la soirée de clôture sous les doigts de Nikolai Lugansky, tandis que Jean-Claude Casadesus reprend du service. On aura pu s’en rendre compte bien au-delà du Nouveau Siècle car le concert était retransmis en direct sur France Inter : le chef est parvenu à pousser le virtuose dans ses retranchements, à le faire renoncer à tout narcissisme pour se jeter à corps perdu dans l’ouvrage. De la fièvre et de la classe : triomphe et deux bis, hautement justifiés !

D’aucuns ont parfois assimilé le Piano(s) Festival à une « mini-Folle Journée ». La comparaison pouvait - un peu - se justifier à l’époque où tous les concerts se concentraient dans le bâtiment du Nouveau Siècle mais ne tient plus depuis que la manifestation a opté pour une salutaire dispersion géographique (sur un périmètre toutefois restreint) dans une cité que l’on ne se lasse pas de parcourir – et quoi de plus indispensable qu’un peu d’air frais entre deux concerts ? Théâtre du Nord, Chambre de Commerce, Gare Saint-Sauveur, Auditorium du Palais des Beaux-Arts, Auditorium du Conservatoire : autant de lieux entre lesquels se partagent les divers récitals programmés en contrepoint des rendez-vous concertants réservés au vaste Auditorium du Nouveau Siècle.

Installée au Théâtre du Nord, la « Scène BNP Paribas » (un intitulé qui souligne l’implication de la Fondation BNP Paribas dans la manifestation lilloise) a souvent proposé des répertoires rares. Ainsi Lydia Jardon livre-t-elle la version pianistique (de Stravinski) de la Suite de L’Oiseau de Feu, avant de se faire l’avocate de Miaskovski avec la sombre et inquiète Sonate n°2, hantée par le motif du Dies Irae, opus dont la pianiste a signé un bel enregistrement aux côtés des Sonates nos 3 et 4.

Rareté aussi que ce Sacre du Printemps que George Pludermacher joue dans « sa » version à deux mains (auxquelles s’ajoute l’avant-bras gauche pour quelques clusters bien trouvés !). On reste admiratif face la manière dont il est parvenu à réduire une partition aussi complexe autant que la précision rythmique et l’intensité avec lesquelles il la porte. Pludermacher fait là un clin d’œil à son ami Jean-Claude Casadesus, ex-percussionniste : en mai 68 à la Fac d’Assas, les deux jeunes musiciens improvisèrent en effet une exécution du Sacre pour piano et timbales devant des étudiants médusés. Souvenirs, souvenirs…

Au lendemain de son remarquable Concerto n°3 de Prokofiev, Igor Tchetuev s’allie à Elena Bobrovskikh lors d’un récital à deux pianos. On ne l’a su qu’après - c’est Monsieur et Madame Tchetuev que nous entendons, ce qui explique en partie la belle complicité qui règne dans le Concerto pour deux pianos de Stravinski, le Concertino de Chostakovitch ou la Suite n°2 de Rachmaninov. A la différence de cette dernière, on a rarement l’occasion d’entendre les deux précédents ouvrages en concert. L’équilibre, le chic, le piquant, la virtuosité jamais clinquante qu’y manifestent les deux interprètes n’en sont que plus appréciables !

Après une halte devant la belle exposition Paolo Finoglio « mise en scène » par Alain Fleischer au Musée des Beaux-Arts (si vous passez à Lille avant le 12 juillet, ne la ratez pas !), le moment était venu de goûter au récital de Jean-Philippe Collard, artiste trop rare sur nos scènes. Arabesque, Scènes de la forêt : deux Schumann lyriques et impétueux préludent à des Tableaux d’une exposition menés avec un engagement total et des prises de risques incessantes jusqu’à une Grande Porte de Kiev, certes pas exempte de scories mais qui rive l’auditeur à son fauteuil par son élan rageur.

Familier du Lille Piano(s) Festival, Paul Badura-Skoda est l’hôte du Conservatoire dans un dense programme Schumann (Scènes d’enfants, Carnaval et Etudes Symphoniques) et prouve une nouvelle fois que les années n’ont pas de prise sur lui. Musicien hors pair, il réussit comme jadis son maître Edwin Fischer à transcender la technique pour offrir des moments de pure poésie avec une intelligence édifiante du texte. L’attention portée à la polyphonie, l’engagement quasi orchestral sont la marque d’un grand artiste illuminé par le plaisir de jouer.

Le Russe Alexei Lubimov se fait rare sur les scènes hexagonales. Son récital au Théâtre du Nord est l’expression d’une imagination fertile (Cinq Préludes de Scriabine et Sonate n°7 de Prokofiev encadrent la Sérénade en la de Stravinski et des œuvres contemporaines d’Ustvolskaya et de Silvestrov). Outre son sens inné du phrasé et ses qualités de toucher, il fait preuve d’une maîtrise très impressionnante où la musique n’est jamais asservie aux moyens digitaux.

Au Conservatoire, l’intériorité presque autiste du piano de Konstantin Lifschitz dans des extraits de Saisons de Tchaïkovski est contrariée par le caractère souvent percussif, voire heurté de son approche très contrastée. Elle convient davantage à la tension de la Sonate n°9 de Prokofiev où la rudesse est compensée par la simplicité évidente de l’exécution.

Lancé en 2004 à partir des Rencontres Internationales Robert Casadesus, le Lille Piano(s) Festival aura mis du temps pour trouver sa formule actuelle et son créneau dans le calendrier. Le succès de l’édition 2010 (15000 entrées) prouve que ces tâtonnements n’ont pas été vains. Rendez-vous en juin 2011 pour un cru que Jean-Claude Casadesus et Gilles Ledure (le Directeur artistique délégué de l’ONL) annoncent très lisztien.

Alain Cochard
&
Michel le Naour (récitals Badura-Skoda, Lubimov et Lifschitz)

(1) On pourra entendre Igor Tchetuev à Paris le 1er juillet, au TCE, sous la baguette de Neeme Järvi à la tête de l’Orchestre National dans le 1er Concerto de Tchaïkovski

Lille, Nouveau Siècle et lieux divers, les 11, 12 et 13 juin 2010

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Photo : DR
 

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