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Compte-rendu : Don Giovanni englué dans la Russie post-soviétique - 62e Festival d’Aix-en-Provence

Vous avez pu la voir et l’entendre comme moi, puisque cette troisième représentation du nouveau Don Giovanni de Mozart au Festival d’Aix en Provence était retransmise en direct par Arte et Radio classique : c’est peu de dire que les promesses de l’affiche n’ont pas été tenues. Car on attendait beaucoup de l’association sur le papier de deux jeunes artistes confirmés, Louis Langrée mozartien grand teint à la baguette, et Dmitri Tcherniakov encore tout auréolé de son Eugène Onéguine au Bolchoï, décapant et décapé, présenté en bonus par Gerard Mortier au Palais Garnier en ouverture de son ultime saison parisienne.

Mais que s’est-il donc passé pour que l’opéra des opéras, l’emblème du Festival d’Aix en Provence depuis le Don Giovanni mythique et inaugural de Cassandre et Hans Rosbaud en 1949 jusqu’à celui d’Abbado inscrit dans le tatami de Peter Brook en 1998, sombre ainsi dans la plus totale incohérence. Et le naufrage est immédiat, dès la première scène, celle du meurtre du Commandeur d’où tout procède. Je passe, bien évidemment, sur le fait désormais bien banal que le violeur opère en toute impunité et sans masque et que la violée loin d’être une vulgaire victime en redemande. Rien de nouveau sous le soleil de Satan !

Ce qui est neuf, en revanche, c’est d’avoir le culot de couper net cette première scène en interrompant le cours naturel de la musique, certes, mais surtout de l’évolution psychologique de Donna Anna effondrée devant le cadavre encore chaud de son père et appelant au secours… Mais vous n’y êtes pas du tout ! Un quidam, deus ex machina d’un genre nouveau appelé dramaturge (sic !) a décidé dans sa petite tête d’avancer la pendule de Mozart de cinq jours. Et il l’écrit en toutes lettres sur rideau noir qui va désormais s’affaler toutes les dix minutes saucissonnant l’opéra comme un vulgaire film muet. C’est d’ailleurs tout le problème avec ces calamités ambulantes que sont les soi-disant dramaturges qu’ils considèrent les opéras comme des films au montage…

Le pire, c’est encore la lâche acceptation du chef (gentillesse ou faiblesse, je vous laisse le choix) qui s’arrête, pardon qui interrompt le discours de Mozart sans se poser de problème. Quand le rideau se relève, le cadavre a évidemment disparu au bénéfice d’un portrait du papa et d’un magasin de fleurs rappelant les obsèques de Brejnev au Kremlin. En vérité, sans ce subterfuge, le metteur en scène ne pouvait pas s’en sortir lui qui avait montré Anna attaquant physiquement son père pour mieux défendre son amant d’une courte nuit ! Moralité (si l’on ose dire !) quand l’œuvre vous gêne, changez la ! On ne va tout de même pas se laisser ennuyer par l’histoire de Don Juan puis qu’on a décidé d’en raconter une autre. Alors on change les mots du livret, on les caviarde et surtout on vous recompose une famille ad hoc, histoire d’actualiser les choses.

Zerline n’est plus une moujik, mais la fille d’un premier lit de Mme Anna… on reste entre soi. Leporello aussi a pris du galon : il est de la famille, sorte de bonne œuvre du tonton Commandeur. Bref, on est dans l’inédit à toutes les pages… à se demander d’ailleurs si les auteurs du forfait ne réclament pas des droits d’auteur comme ces prétendus spécialistes qui vivent ainsi grassement de quelques virgules changées dans les opérettes d’Offenbach à l’occasion des fêtes de fin d’année : c’est 12% figurez-vous ! En temps de crise, c’est toujours ça de pris...

En fait, on va vite s’apercevoir que le malheureux metteur en scène n’a rien d’autre à exprimer que sa détestation du régime soviétique. Aussi bien tout le drame s’inscrit-il dans l’unité de lieu de la bibliothèque du Commandeur aux lourdeurs kremlinesques, celle d’un riche ex-apparatchik converti aux délices d’un capitalisme triomphant. Mozart s’en fout et nous aussi ! Le rôle d’un directeur de festival eût été d’arrêter la catastrophe aussi clairement annoncée. Car Eugène Onéguine ou Les Noces de Figaro ont une vraie assise sociale et politique dont on peut jouer. Certainement pas le mythe de Don Juan totalement hors du temps des hommes et qui s’échappe dès que vous voulez le dater.

Tcherniakov veut aussi rattraper le retard pris en Russie par rapport aux artistes américains avec force gadgets du style whisky et petites pépés à gogo. C’est pitoyable. Le pire de tout c’est le cas Don Juan réduit au rôle d’anti-héros à la manière des Contes d’Hoffmann. On en a pourtant vu de toutes les espèces : priapique, impuissant, homosexuel honteux ou proclamé… mais celui-là, on ne nous l’avait pas encore fait. C’est celui qui contredit toutes les notes de Mozart ! Il est veule, prostré, loser né, au point que la fameuse odor di femina reste sans effet sur ses sens émoussés par l’alcool. C’est de justesse s’il rattrape au vol le fameux air du champagne coupé d’une bonne rasade de vodka provoquant une danse de Saint Guy…

Alors, on ferme les yeux ? La pression scénique est telle qu’elle aboutit à détendre les ressorts de la musique. L’orchestre baroque de Fribourg est correct, mais il n’est pas moteur, car le chef a abdiqué. Louis Langrée est fin musicien et sait régler les ensembles à commencer par le sextuor final. Mais que faire quand le sol est jonché de loques humaines qui vivent leur vie d’infusoires comme un déni à la force créatrice du compositeur ? Déséquilibrée, la distribution sans panache souffre surtout de la voix fatiguée et désormais incertaine de Bo Skovus dans le rôle-titre. Du coup, selon le souhait du scénographe, le pivot de la soirée est le Commandeur d’Anatoli Kotscherga, le grand Boris du Bolchoï d’avant et d’après la Perestroïka, et à ce titre symbole de tout ce spectacle à propos de Don Juan ! Car ce dernier qui n’a même pas réussi à tuer le Commandeur, meurt lamentablement d’une overdose d’alcool ou d’un infarctus devant toute la maisonnée attablée comme à un tribunal familial.

Un Don Giovanni qu’on oubliera vite à l’inverse de celui de l’Atelier lyrique de Tourcoing que le Théâtre des Champs-Elysées vient d’accueillir en juin. Comme quoi l’argent n’est jamais garant de la qualité d’un spectacle…

Jacques Doucelin

Théâtre de l’Archevêché : 5 juillet.
Autres représentations : 7, 9, 12, 14, 16, 18 et 20 juillet, 21h30.

08 20 922 923
billetterie@festival-aix.com

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Photo : DR
 

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