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Compte-rendu : Clôture en apothéose - Grigory Sokolov aux Grands interprètes de Lyon


Sept bis, deux heures trente de concert, une œuvre monstre de Schumann jamais donnée dans son intégralité… Grigory Sokolov a enflammé un Auditorium en délire, en point d’orgue de la saison des Grands interprètes.

L’association des Grands interprètes continue avec une belle intransigeance de faire venir les monstres de la musique classique, même s’ils refusent le jeu médiatique des couvertures de papier glacé et des interviews balisées. C’est le cas de Grigory Sokolov qui, après un concert mémorable en 2007, revenait dans un Auditorium bondé, qu’on aura rarement vu aussi chaleureux lors d’un récital.

Main gauche dans le dos, silhouette massive et rondeur bonhomme, Sokolov entre en scène comme à son habitude : le visage fermé, tout entier concentré sur la musique à venir, marquant d’un bref salut la présence du public. Pas de chichi, pas de minauderie. Dès les premières notes de la Sinfonia de la Partita n°2 de Bach, tout est là. Un timbre clair, un son orchestral à la projection splendide, une puissance dont il peut user à loisir sans jamais en abuser. Plus virtuose que Martha Argerich, ce qui n’est pas peu dire, mais aussi plus musical, avec une lecture des œuvres incroyablement architecturale, le jeu de Sokolov se déploie avec une facilité inouïe. Son art du détaché à la main gauche compose dans Bach des contrepoints roulants où la musique qui se débobine dans un équilibre parfait ne semble plus connaître le temps.

Mais derrière le virtuose au répertoire immense, capable de tout jouer de Rameau à Scriabine, derrière son physique impassible, pointe toujours un artiste sensible. Après voir fait chanter une sarabande de Bach avec un cœur d’enfant, le voilà donc parti à l’assaut de l’enfer romantique selon Schumann : la version originale en cinq mouvements de la Sonate n°3 op 14 « Concert sans orchestre » (1835-1836) - jamais jouée intégralement en concert. Déclaration d’amour désespérée à sa chère Clara dont le motif musical orne l’ensemble de cette sonate monstrueuse, il faut des qualités techniques et interprétatives hors normes pour conserver une cohérence et une ligne de chant à un océan de romantisme chaotique. « Ton thème y apparaît sous toutes les formes possibles » écrira Schumann à Clara. Délire obsessionnel, chromatisme fou, polyphonie orchestrale et accords bondissants, ce chant d’amour en proie à la folie est fait de contrastes brutaux et de trouées sentimentales se débattant au milieu de rythmes syncopés. Une pure folie, littéralement inouïe ! Après l’Allegro, le deux Scherzos (dont celui en fa mineur, généralement délaissé) encadrant les variations autour du thème de Clara constituent un autre exploit technique. Le sommet viendra d’un finale en apothéose : un Prestissimo possibile (« aussi rapide que possible »), course à l’abîme qui emporte tout sur son passage.

Après ce déferlement, c’est tout juste si l’on pouvait lire un peu de fatigue sur le visage poupard de Grigory Sokolov, revenant tranquillement sous les acclamations du public. Mais derrière son apparence un rien autistique, la bête de scène ne manque pas de générosité. Ne répondant pas une seule fois aux bravos par un sourire, il répondra pourtant à chaque demande par un bis. Quelques préludes de Chopin tour à tour fulgurants et sensibles et, enfin, un Scriabine. Après trois invitations, la fidélité et l’obstination des Grands interprètes auront réussi à rassembler autour de Sokolov un public de plus en nombreux et visiblement conquis. Espérons que le succès de ce concert mémorable sera l’occasion pour l’association de pouvoir l’inviter une nouvelle fois. Ce devrait être le cas en juin 2011. En attendant, il ne reste plus qu’à se consoler avec les rares enregistrements du maître chez Naïve… dont la Partita n°2 de Bach.

Luc Hernandez

Lyon, Auditorium, 5 mars 2010

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