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Compte-rendu : Carmen à l’Opéra National de Lorraine - Nuit et sang

Pour cette exceptionnelle production de l’Opéra National de Lorraine, le vénézuélien Carlos Wagner, nouvel enfant chéri de la mise en scène, a voulu Goya plutôt que Mérimée. Certes Bizet avait en tête une histoire d’amour et de mort enserrée par les griffes de la fatalité, si antinomique de la liberté, qu’on a toujours une interrogation sur cet étrange conflit qui structure Carmen. Mais, là tout est nuit et sang : pas sanguinolent, mais franchement sanglant. Non par le fait de quelque tendance voyeuriste, mais en âpre remise sur orbite du drame.

C’est une Carmen méchante, lugubre et brutale, qui montre des hommes secouant les femmes sans ménagement et les traitant comme chiennes, un patron d’auberge sinistre, des contrebandiers qui ont bien peu l’air de goûter leur prétendue liberté, tant ils semblent pesants, d’âme et de corps : envolées les grâces d’une Espagne exotique telles que le XIXe siècle en enroba le drame. On est là symboliquement dans l’antre du Minotaure, au plus près des mythes les plus sombres de l’histoire méditerranéenne, et le décor, de murs noircis, bruts, compacts, étouffe d’emblée : un vrai corridor de la mort.

Au début, le trait semble trop appuyé, presque gras : pourquoi Carmen apparaît- elle en dentelle noire transparente, parmi les cigarières en dessous beigeasses? Pourquoi Micaëla, est-elle réduite à ce personnage de godiche maladroite au 1er acte, avec son nounours sortant de sa besace ? Pourquoi les soldats sont-ils si menaçants avec elle, alors que le texte et la musique se veulent plutôt charmeurs. On s’irrite un peu, mais on attend, pressentant une inexorable montée en puissance. Elle vient, tandis qu’au passage on cueille de beaux moments de musique, sachant qu’ici le théâtre chanté l’emporte sur la mélodicité, et l’on savoure l’extrême finesse psychologique qui vient éclairer cette toile de fond chargée : ainsi lorsque Carmen, découvrant Micaëla, venue ramener José à sa mère, tourne autour de la gamine en l’inspectant de façon à la fois moqueuse et intéressée par ce spécimen d’un autre monde.

L’acmé du drame est évidemment atteinte au dernier acte, lorsque Don José apparaît comme videur de dépouilles de taureaux dans les arènes, torse nu sous son tablier d’équarisseur, déjà noyé dans le sang, et l’on est presque suffoqué de le voir se coiffer d’une tête de taureau pour encorner Carmen, laquelle a émergé de sa robe à volants pour l’affronter en habit de lumière. Des visions cauchemardesques qui pourraient prêter au ridicule et sont ici portées par le souffle des interprètes et la subtilité de la gestique.

Il faut dire que Carlos Wagner a eu pour servir ses desseins une chanteuse - on a envie de dire une créature - hors du commun : la voix claire et ample, parfois dure mais puissamment expressive, la diction parfaite, Isabelle Druet a toujours suivi des chemins de traverse, avant de trouver la Voie royale. Du théâtre de rue et des musiques traditionnelles, elle est passée au baroque et à Zemlinsky. La voici en sphinge de Gustave Moreau, la silhouette mince, nerveuse, et brûlante dans sa sinuosité offensive, le menton et le nez brandis comme des poignards, riant, vociférant et séduisant comme une démone. Un masque de Janus femelle que ce visage qui passe la laideur à l’extrême beauté, avec son teint d’albâtre, son regard enflammé, son sourire carnassier, sa crinière de Méduse, et cette silhouette qui fouette comme une queue de sirène, animée par un metteur en scène danseur lui-même - et cela se voit.

Face à ce torrent, le pauvre Don José est incarné par le sage Chad Shelton- un peu fragile dans les aigus - lequel arrive heureusement à donner une envergure poignante à son dernier affrontement avec Carmen. Et tout autour, de bien jolies cigarières, Pascale Baudin et Sylvia de la Muela, aux voix fruitées, aux personnages plus subtils qu’à l’ordinaire, et la Micaëla solide de Claudia Galli, tandis que le torero de Chang Han Lim déçoit par son manque de charisme.

Quant au chef Claude Schnitzler, il a toujours sa battue énergique, qui permet de faire oublier les faiblesses de l’orchestre. Il est vrai que tous sont engagés dans une course à l’abîme digne du monde des Atrides revu par Strauss, pour une Carmen proche d’Elektra.

Jacqueline Thuilleux

Bizet : Carmen – Metz, Opéra-Théâtre, 1er février 2011.
Reprise à Nancy, du 18 février au 1er mars 2011/ Rens. : www.opera-national-lorraine.fr

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Photo : DR
 

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