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Compte-rendu : Abbado et l’Orchestre du Festival de Lucerne : l’âme de Mahler mise à nu


Il y a les concerts, plus ou moins exaltants, dont rend compte le plus honnêtement possible au jour le jour. Puis soudain, vient le choc à la fois intellectuel et affectif qui relègue d’un coup à l’arrière-plan de la mémoire tout le reste de la saison musicale. C’est le cas de la venue à Paris, à l’invitation de Piano quatre étoiles et de la salle Pleyel, de Claudio Abbado et de son orchestre du Festival de Lucerne. Vous avez sans doute suivi leurs apparitions chaque été sur Arte.

Mais rien ne vaut la présence physique, le partage de l’émotion avec toute une salle littéralement scotchée à ses fauteuils par l’emprise d’un magicien qui réalise un savant mélange de science de la direction d’orchestre, d’amour des musiciens qu’il a réunis autour de lui et d’appropriation de l’œuvre exécutée. Dix ans après avoir vaincu le cancer de l’estomac qui avait brisé net sa carrière, le chef italien a acquis une profondeur et une authenticité qui en font le successeur des plus grands maîtres de Karajan à Carlos Kleiber en passant par Giulini.

Nous sommes bien au-delà de toute considération technique ou musicologique, car tous ces musiciens, à la manière dont cela se passait au milieu du XXe siècle à Prades autour de Pablo Casals, se rassemblent d’abord pour le bonheur de faire de la musique au plus haut niveau avec un homme qu’ils ont reconnu comme le maître dont ils se font spontanément les disciples : ce n’est pas une question d’autorité ; mais d’affectivité. Les auditeurs ont pu le constater en observant le visage autant que la prestation du trompette solo recevant l’inspiration de Claudio Abbado et comblé de réaliser ses souhaits et ses rêves.

On pourrait en dire autant de tous les chefs de pupitre qui se sont surpassés, mais jamais pour briller seulement pour le bonheur de faire plaisir au maestro. On ose espérer qu’un maximum d’instrumentistes parisiens seront venus en prendre de la graine… A l’issue de cette mémorable 9e Symphonie de Mahler, Abbado ne s’est pas contenté de serrer les mains les plus proches, celles du quatuor à cordes dont il a fendu les rangs pour aller vers l’harmonie. De la harpe au cor, du basson au trombone, du hautbois à la flûte, de l’alto à la clarinette chacun s’est surpassé pour obtenir une transparence proprement inouïe du tissu musical.

N’y voyez nul narcissisme, ni esthétisme, mais seulement le moyen de donner corps aux idées du chef. Celui-ci a fait sienne cette œuvre de mort et de tristesse pour des raisons trop évidentes pour qu’on doive les souligner. Sans jamais recourir aux effets faciles, il projette comme sur un écran tous les tourments du compositeur qui forment une vaste toile marquée au sceau du symbolisme et de l’expressionnisme. Les deux mouvements centraux grimacent comme des masques de James Ensor. Fusionner ainsi les préoccupations personnelles de Mahler et les tendances de l’art européen de l’époque ne peut être le fait que d’un homme de haute culture et d’une grande humanité. C’est pourquoi tous ceux qui ont pu y assister n’oublieront pas cette soirée : merci maestro !

Jacques Doucelin

Paris, Salle Pleyel, 20 octobre 2010

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