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Compte-rendu - 20e Festival d’orgue de Saint-Eustache - Brillante conclusion


L'édition 2009 du Festival de Saint-Eustache – exceptionnelle avec ses dix concerts – s'est refermée sur trois soirées d'une franche individualité. Ainsi eut-on le plaisir de réentendre le 25 mai l'organiste romaine Livia Mazzanti (cf. compte rendu du 9 mai, Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français, Rome) dans un programme en partie similaire mais sonnant de manière totalement différente. Disciple de Jean Guillou (photo), également inspirée par sa relation musicale privilégiée avec Scelsi, Livia Mazzanti est d'autant plus à l'aise que l'instrument qu'elle joue est hors contexte historique : du Merklin (1880) de Rome à l'orgue de Saint-Eustache, infiniment polyvalent et « impersonnel » au sens où chaque organiste le jouant – ainsi que Jean Guillou l'a souligné en présentant les différents récitals – peut se l'approprier et le faire sonner de façon personnelle. L'orgue historique dicte sa loi, l'orgue contemporain laisse l'interprète libre d'orienter la restitution instrumentale.

Chez Livia Mazzanti, une qualité par ailleurs domine : sa faculté à déployer la musique sur un tempo d'une extrême lenteur sans que jamais le chant ne se brise – plus l'espace est vaste, plus ce sentiment d'apesanteur irradie. Ce que confirma le choral de Bach An Wasserflüssen Babylon BWV 653 qui ouvrait son « programme hébraïque », avec un chant hors du temps et une ornementation plus souple et mieux intégrée qu'à Rome. S'il reste difficile de suivre Livia Mazzanti dans sa déclamation « heurtée » (mais millimétrée : pensée, voulue, ressentie) du Prélude et Fugue op.37 n°1 de Mendelssohn, une scansion dramatique surjouée ébranlant le texte, il reste que son approche d'une concentration et d'une tension extrêmes saisit d'emblée l'auditeur pour ne plus le lâcher.

Le fil rouge de ce concert exigeant fut de nouveau Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968), dont Livia Mazzanti a gravé l'œuvre pour orgue : ferveur et poésie du Sacred Service for the Sabbath Eve, émouvant Choral-Prélude et prodigieuse densité de la Fugue « sur le nom d'Albert Schweitzer », dilatation ahurissante puis panache des dodécaphoniques Prélude (« sidéral ») et Fanfare « on the twelve row », Livia Mazzanti ayant choisi de refermer son récital sur la plus grande œuvre pour orgue de Castelnuovo : Introduction, Aria et Fugue op.159, triptyque somptueux et authentique monument du répertoire organistique italo-américain du XXe siècle (1953). Entre ces différents aspects de Castelnuovo, Livia Mazzanti rejoua les Dodici Variazioni qu'Ivan Vandor – de nouveau présent – lui a dédiées, plus souples qu'à Rome en raison du séquenceur permettant une « démultiplication continue » des registrations ; également sa transcription des Mélodies hébraïques de Ravel, moment magique : ineffable Kaddisch, avec ce temps suspendu convenant si bien à l'interprète, troublante Énigme éternelle, sur un timbre presque d'harmonica de verre, fragilité dans l'équilibre.

Le concert du 2 juillet apparut tel un délicieux interlude, l'orgue se faisant le modeste accompagnateur de la flûte de Pan : alternant quatre instruments, en bambou mais aussi en ébène, Ulrich Herkenhoff, grand virtuose de cet instrument singulier et particulièrement sonore, offrit avec Matthias Keller à l'orgue un programme d'autant plus insolite que de sa diversité résultait une cohérence toute classique : Concerto d'après Corelli de John Barbirolli (le grand chef d'orchestre italo-britannique du Hallé Orchestra de Manchester), Sonate pour flûte BWV 1032 de Bach, Nekyia (1989) de Enjott Schneider (né en 1950), Homère et Orphée rejoignant le mythe de Pan, Pie Jesu du Requiem de Fauré, où le timbre vibrant et touchant de la flûte fit merveille, Gabriels Oboe : thème célébrissime de la musique qu'Ennio Morricone composa pour le film Mission, enfin Kalimanku Denku du Bulgare Krassimir Kyurkdjiyski (né en 1936), puisant à la source de traditions populaires indissociables de la flûte de Pan, ainsi que les bis tout naturellement le rappelèrent : mélodie de mariage de Transylvanie, improvisations dans le style roumain – dans la lignée de Gheorghe Zamfir, qui fit connaître l'instrument.

À l'instar d'autres récitals du Festival 2009, ce concert fut également l'occasion d'entendre la création d'une œuvre de Jean Guillou : Colloque n°9 pour flûte de Pan et orgue. Sur l'insistance des deux interprètes allemands, ce fut en définitive Jean Guillou qui joua la partie d'orgue de cet étonnant et séduisant dialogue, aussi foncièrement lyrique que rythmique, d'un équilibre parfait entre écriture savante et tradition populaire repensée, Guillou mettant notamment à profit cette faculté de la flûte de Pan à obtenir un glissando expressif sur un même tuyau – Herkenhoff générant par ailleurs de saisissantes variations de timbre et d'intensité selon que le souffle pénètre le tuyau obliquement ou directement par le dessus, dans le prolongement même du résonateur.

L'ultime concert, le 9 juillet, permit d'apprécier une autre facette du maître des lieux – qui entre-temps, le 5 juillet, donnait un formidable concert de ses œuvres, avec Brigitte Fossey, dans le cadre du Festival d'Orgue de Monaco : Jean Guillou pianiste, cependant que la Slovaque (installée à Vienne) Zuzana Ferjenčiková était à l'orgue. Pour ce concert enregistré par France Musique, deux Colloques pour piano et orgue de Jean Guillou, les n°2 et 5, composés dans les années 60, étaient au programme : œuvres d'inspiration foncièrement romantique mettant en œuvre un langage rigoureusement contemporain et différencié, ces Colloques au souffle large permettent de remonter presque à la source de l'évolution, constante mais sans rupture, du langage de Guillou. Après Temora op.8 (1ère Ballade ossianique pour orgue – il s'agit d'une révision du Tombeau de Colbert composé par Guillou après son arrivée à Saint-Eustache, où le célèbre ministre est enterré) brillamment interprété par une Zuzana Ferjenčiková aux moyens stupéfiants, mais le plus simplement du monde, Jean Guillou fit entendre au piano la Chaconne de Bach dans l'adaptation monumentale de Busoni – où l'on put vérifier que Guillou instrumentiste témoigne actuellement d'une forme et d'une plénitude tout simplement confondantes. En dépit des pièges inhérents à une acoustique généreuse d'église, Guillou fit sonner son grand Steinway avec force et clarté, déployant une palette, dans une œuvre des plus denses, que rien ne vint véritablement brouiller. Un tour de force instrumental pour une interprétation d'une prenante intériorité.

Sans doute attendait-on, en bis, Guillou improvisateur à l'orgue – ce fut Zuzana Ferjenčiková, pour une vaste fresque stylistiquement convenue mais impressionnante, mettant en valeur dynamique et plans sonores de l'orgue de Saint-Eustache. Guillou lui aussi improvisa, mais au piano : musique profondément française (on releva, comme d'ailleurs dans certaines pièces écrites, un écho inattendu, lumière ou sourire, façon Poulenc), toute d'esprit et de limpidité, de mystère et de distance – de poétique décence. Puis il passa à l'orgue, le temps d'une « prouesse » qui laissa sans voix, jouant avec une spontanéité et une perfection comparables à celles de sa célèbre gravure Philips – à plus de quarante années de distance : Berlin, 1966 – sa propre et ahurissante transcription de la Toccata op.11 de Prokofiev : Motorik, comme on dit outre-Rhin, infaillible, élocution rythmique sidérante, chaque note étant implacablement intégrée, mouvement ininterrompu d'une ductilité et d'une puissance renversantes – y compris, au pédalier, ces glissés pour ainsi dire chorégraphiques, en double-pédale, que l'on pouvait voir et entendre avec la même transparence. Le nombre des années n'est certes en rien un critère, dans un sens comme dans l'autre : il n'empêche que l'aisance et la sobriété du musicien à ses claviers n'ont laissé d'autre possibilité que d'y songer quand même ! Refermant ainsi cette XXe édition du Festival et tandis que l'on réfléchit à une célébration digne de ce nom des 80 ans de Jean Guillou en avril prochain, le maître de Saint-Eustache aura indéniablement raffermi une légende on ne peut plus vivante.

Michel Roubinet

Sites Internet :

ARGOS (Association pour le Rayonnement des Grandes-Orgues de Saint-Eustache) & Festival :

http://www.orgue-saint-eustache.com/

Parcours et œuvres de Jean Guillou :

http://www.jeanguillou.org/index.html

Livia Mazzanti :

http://www.liviamazzanti.org/

Intégrale de l'œuvre d'orgue de Mario Castelnuovo-Tedesco :

http://aeolus-music.com:80/ae_de/Alle-Tontraeger/AE10541-Castelnuovo-Ted...

Ulrich Herkenhoff :

http://www.art-of-pan.de/

« J'ai toujours voulu pulvériser l'orgue… » (Jean Guillou)

Outre les deux coffrets (Les Classiques / Les Modernes) de 8 et 5 CD réunissant l'intégralité des gravures réalisées par Jean Guillou pour Philips entre 1966 et 1973 et désormais reprises sous étiquette Decca, un premier DVD, produit par Oko Films et intitulé Présence[s] 1 – La Révolte des Orgues, vient de paraître (http://www.jeanguillou-dvd.org/) : on peut y revivre le concert-événement du 19 juin 2007 à Saint-Eustache, lors de la création française de l'Opus 69 de Jean Guillou : La Révolte des orgues, pour grand-orgue, huit orgues positifs et percussions – magnifique prise de son de Jean-Claude Bénézech, confronté à pas moins de dix sources sonores « spatialisées » entre le grand-orgue, dans le bas de la nef, et la croisée du transept. Entre autres compléments de programme figure un généreux documentaire (1h 20') de Tomasz Cichawa sur la genèse de cette œuvre insolite et à tous égards unique – et les difficultés, notamment logistiques, de sa concrétisation – Jean Guillou évoquant par ailleurs son fameux projet d'orgue « à structure variable ». Trois autres DVD consacrés à l'activité artistique récente du compositeur et organiste sont annoncés.


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Photo : DR

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