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Clôture de la Saison musicale 2012 de Royaumont - De Frescobaldi à Debussy - Compte-rendu

Mi-octobre se refermait ce que l'on nomme singulièrement à Royaumont la Saison musicale : en fait un authentique festival réparti sur huit week-ends, cette année du 25 août au 14 octobre. Le dernier week-end était notamment consacré, année Debussy oblige, au piano et à l'orchestre du maître français. À Alain Planès puis aux Siècles de François-Xavier Roth, le samedi, faisait suite le lendemain, à midi dans le réfectoire des moines de l'abbaye royale, Alexei Lubimov pour une intégrale des Préludes. Rencontre choc entre piano français et école russe : un Debussy hors des sentiers battus.

Loin de l'envoûtement harmonique d'un Claudio Arrau – ou de la lumineuse ductilité d'une Yvonne Lefébure qui avait enchanté Debussy –, Alexei Lubimov, sur des tempos enlevés, offrit un piano d'une projection acérée, sans halo de mystère ni magie sonore au sens convenu du « piano français », réputé tout en élégance et clairs-obscurs. La précision et l'extraordinaire présence de chaque note n'en furent pas moins sidérantes (quand bien même tout n'aurait pas vocation à être intelligible à l'extrême), naturellement dans le respect de la hiérarchie des plans sonores multiples de ces pages complexes. Cette lisibilité toute-puissante était d'autant plus affirmée que Lubimov avait demandé à jouer ces Préludes sur un somptueux Bechstein de 1920, d'une insigne clarté : on sait combien Debussy aimait la sonorité des pianos de la firme berlinoise. Sans doute La Cathédrale engloutie, dont le passage en accords ff indiqué « Sonore sans dureté » fut restitué fff avec une puissance percussive davantage associée à Prokofiev qu'aux Français tournant de siècle, fit-elle figure d'apogée de la divergence entre notre tradition et l'approche si russe de Lubimov. La Danse de Puck et Minstrels en gardèrent, tel un écho immédiat, une hyper-articulation et une dynamique pouvant paraître excessives, hors de proportion.

Une poésie nimbée de sonorités fluides n'est pas le fondement du Debussy de Lubimov – encore que des pages comme Brouillards aient resplendi de véritables moments de féerie sonore – mais bien le rythme, dont profitèrent La puerta del Vino ou Général Lavine-Eccentric. Un jeu aussi volontaire n'est certes pas propice à retenir le temps, et l'on se disait à l'écoute de La terrasse des audiences du clair de lune que si Lubimov maîtrise ô combien le temps, il n'en est pas le maître. Que la « dureté » d'une telle approche puisse être dérangeante au disque, on le conçoit – gravée pour ECM, son intégrale des Préludes a été récemment durement accueillie par certains. Mais au concert, devant tant d'absolue cohérence dans l'appropriation du cycle et un jeu instrumental d'une aussi captivante et vertigineuse éloquence, force est de reconnaître que l'impact fut bel et bien saisissant, et l'attention du public dans l'impossibilité même de faillir. Ce que le bis d'une vigueur insolite (autre Prélude, de la suite Pour le piano) ne fit que confirmer.

Le concert du milieu d'après-midi, dans la spacieuse salle des Charpentes, relevait d'un autre monde – ou presque. Girolamo Frescobaldi (1583-1643) en était le héros, non moins que Fabio Bonizzoni, claveciniste, organiste et chef (il vient d'enregistrer pour Glossa [distribution Abeille Musique], avec son ensemble La Risonanza, une Serenata a tre de Vivaldi composée pour la cour de France : La Senna festeggiante RV 693 – « La Seine en fête », 1726). La fameuse Bibliothèque François Lang de Royaumont renferme un précieux exemplaire du Secondo libro di toccate […] dans sa réédition de 1637. Artiste en résidence à Royaumont depuis 2009, Fabio Bonizzoni vient d'enregistrer, à Royaumont pour le clavecin, à Mantoue pour l'orgue (Antegnati, 1565), un étourdissant double CD Frescobaldi intitulé Toccatas & Partitas (Glossa). Son programme du 14 octobre, sur un clavecin jumeau de celui de l'enregistrement (W. Kroesbergen, 1975, d'après B. Stephanini, 1694), empruntait aux deux Livres de Toccate e partite (1615 et 1627, tous deux réédités en 1637 avec de fabuleux ajouts), alors que le disque, bien que les ajouts de 1637 aient été gravés dans le même temps, ne comporte, faute de place, que des œuvres figurant dans les premières éditions.

Entendue de loin, diront certains, cette musique sublime n'est toujours qu'à l'image d'elle-même. De très loin ! Car le point commun avec Debussy, chacun en son propre temps, tient à une inventivité et une faculté de renouvellement chez Frescobaldi qui tiennent en haleine l'auditeur contemporain, subjugué. Des toccatas, féconde anticipation du stylus fantasticus que l'on connaîtra une ou deux générations plus tard en Allemagne du Nord, aux fameuses canzone polyphoniques ou aux partitas, œuvres multiformes mêlant tous les genres – sous l'égide de la variation continue pour les premières et de la variation contrastée pour les dernières –, ce répertoire d'une verve et d'une poésie extraordinaires n'est que constant resourcement, même sur un clavecin (admirablement limpide et chaleureux) doté d'un seul clavier. Fabio Bonizzoni excelle dans l'art d'interpréter le texte des toccatas et d'y apporter sa touche, infiniment sensible. Il lui offre ce surcroît de constante surprise qui porte ces pages généreuses dont la liberté de chaque instant, sur le plan rythmique et métrique, se nourrit de retards, d'anticipations, de décalages (on pensait à Cortot dans Chopin !) : vie ardente et grâce à l'état pur, stylées.

Toccatas, caprices, airs variés, canzone, tout n'est que diversité et pur bonheur. Et que dire des monumentales Cento partite sopra Passacagli, d'une intensité chromatique exacerbée par le tempérament mésotonique : la modernité, à jamais. Suivait l'étonnant Capriccio sopra la Battaglia, dont les subtils soupirs syncopés, comme interpolés entre les périodes carrées de cette page héroïque : exemple même de l'apport de l'interprète, faisaient toucher du doigt la tension du champ de bataille idéalisé. Ces deux grandes pages du Livre I sont parmi les fameux ajouts de 1637 – et ne figurent donc pas dans l'album Glossa. On croise les doigts pour avoir un jour le bonheur de les réentendre, au disque, dans l'interprétation de Fabio Bonizzoni : ce que l'on a entendu à Royaumont était d'anthologie.

Troisième et dernier univers, en fin d'après-midi et de nouveau dans le réfectoire gothique : Les Cris de Paris et Geoffroy Jourdain nous conviaient à une matinée musicale à l'Ospedale della Pietà de Venise. Ce concert marquait, avec infiniment de reconnaissance, la fin des trois années de résidence de l'ensemble vocal à Royaumont. Réputé pour ses interprétations de musique ancienne, le chœur Les Cris de Paris est tout aussi engagé dans la création contemporaine. C'est pourtant Schumann qui aura dominé leur résidence à Royaumont : du Pèlerinage de la rose op. 112 (1851) jusqu'à cette Missa sacra op. 147 (1852) que Geoffroy Jourdain et Les Cris de Paris viennent de graver pour Aparté (distribution Harmonia Mundi).

L'ultime concert de la Saison musicale 2012 de Royaumont était donc consacré d'abord à Vivaldi, avec uniquement les voix de femmes des Cris de Paris, conformément aux possibilités musicales dont le compositeur disposait à la Pietà, et un ensemble instrumental aussi fourni que tonique. Occasion rare d'entendre le Kyrie RV 587 et surtout le Gloria RV 589, beaucoup plus connu dans sa version plus tardive pour chœur mixte, en version originale. Musique toute lumière et ferveur, servie en l'occurrence par de remarquables solistes, intégrées au chœur. La musique même qui réchauffe les sens par une grise journée d'automne, entre bel canto baroque et musique d'apparat lorsque retentit la trompette naturelle. La seconde partie de ce programme était consacrée au Miserere (1728) de Johann Adolf Hasse, psaume de pénitence qui ferait prendre goût à la contrition : l'une des plus belles de son auteur, aux teintes préclassiques. En bis, et pour renouer intimement avec leur résidence en ces lieux, Les Cris de Paris et Geoffroy Jourdain offrirent au public Beim Abschied zu singen (« À chanter en guise d'adieu », op. 84, 1847) de Robert Schumann, pour chœur et orchestre (ou piano), ici a cappella et par les seules voix de femmes présentes, Schumann communiant avec Vivaldi. Cette page radieuse se termine sur un Auf wiedersehen – fin de la résidence ne veut pas dire absence future. De même que fin de Saison musicale signifie aussi début de la riche saison hivernale de Royaumont.

Michel Roubinet

Abbaye de Royaumont, dimanche 14 octobre 2012

Sites Internet :

Royaumont – 
http://www.royaumont.com/fr/l-abbaye

Alexei Lubimov – Debussy / ECM
http://www.ecmrecords.com/Catalogue/New_Series/2200/2241_42.php

Fabio Bonizzoni & La Risonanza – Frescobaldi / Glossa
http://www.larisonanza.it/about/fabio-bonizzoni/
http://www.glossamusic.com/glossa/reference.aspx?id=295

Geoffroy Jourdain & Les Cris de Paris
http://cgires.free.fr/CrisPublicNew/index.php

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Photo : DR
 

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