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Clôture de la double saison des 60 ans de l’Orgue Kern de Saint-Séverin – L’Art de la Fugue en partage – Compte-rendu

 
 
Réparties sur les saisons 2024 et 2025, les célébrations des 60 ans de l’orgue Kern de Saint-Séverin (1) se sont refermées sur une œuvre de Bach qui a marqué cette tribune : L’Art de la Fugue. Rappelons qu’en 1956, au moment de choisir compositeur, œuvre, instrument et musicien dignes de signer sa première gravure stéréo, la Deutsche Grammophon avait choisi L’Art de la Fugue par Helmut Walcha (1907-1991) à l’orgue historique d’Alkmaar. Situation impensable aujourd’hui, sachant la place infime de l’orgue au catalogue des majors. Walcha a par deux fois gravé (incomplètement) l’orgue de Bach : 1947-1952 à Lübeck et Cappel ; 1956, 1969-1971 à Alkmaar et Strasbourg. Ces deux sommes ont été réunies pour commémorer les 30 ans de sa disparition, superbe coffret Archiv Produktion de 32 CD, orgue et clavecin, déjà indisponible. Celui de Warner (2018, 13 CD) faisant entendre Walcha au clavecin est toujours accessible, avec les Goldberg et son premier Clavier bien tempéré (1961), sur instrument moderne (Ammer), le second, sur clavecins historiques (Paris, 1973-1974), étant chez Archiv.

 
Et vint Marie-Claire Alain ...
 
Michel Chapuis invita Walcha à Saint-Séverin dès 1964 pour deux concerts Bach, les 16 et 17 avril, sur le Kern inauguré le 8 mars. Walcha revint en 1965 pour L’Art de la Fugue en deux soirées, les 1er et 2 avril. S’ensuivirent les Sonates en trio également en deux soirées, les 20 et 21 avril 1966, puis le 23 septembre 1974 un ultime récital Bach. André Isoir gardait un souvenir ému et inspirant des soirées de 1965, même si Walcha s’en tenait à une approche invariable, la basse toujours jouée au pédalier. Marie-Claire Alain repensa de fond en comble la situation dans sa propre édition pour orgue (Costallat, 1977), comme pour mieux s’en affranchir, vers toujours plus de liberté (Warner a réédité en 2017 sa seconde intégrale au disque, Kern de Masevaux, 1992), tout comme Isoir dans sa jubilatoire gravure de 1999 (rééditée par La Dolce Volta en 2015) – entre autres innombrables versions de ce monument.

 

L'orgue Kern de Saint-Séverin © Mirou

 
Dédramatiser l’enjeu
 
Plein-Jeu à Séverin fit précéder le concert, sur l’orgue préparé par Quentin Blumenroeder, d’une conférence confiée au journaliste et chroniqueur Max Dozolme (MAXXI Classique, France Musique), qui en une heure – redoutable défi – présenta et expliqua ce qu’est L’Art de la Fugue avec autant de précision que de simplicité, parvenant à l’objectif fixé : « dédramatiser » et permettre à tout un chacun d’apprécier la musique sans se sentir par avance écrasé par le monument.
 
 
L’énergie intacte de Francis Chapelet

Après quoi une pléiade de musiciens de renom, attachés à divers titres à cette tribune, fit revivre l’esprit et la matière de ce cycle suprême. Les Contrepoints 1, 2 et 6 (in Stylo Francese, ainsi que proclamé avec son énergie de toujours depuis la console) revinrent à Francis Chapelet, titulaire de la première heure (1964-1984, avec Chapuis et Jacques Marichal, rejoints en 1967 par Isoir), qui en novembre fêtait ici même ses 90 ans – fougue et musicalité sont intactes ! S’ensuivirent Daniel Roth (qui jeune étudiant travaillait à l’ancien orgue de chœur), Régis Allard (Clicquot de Houdan – seul ici à avoir gravé L’Art de la Fugue, Aubertin de Saint-Louis-en-l’Île, Hortus), François Espinasse (titulaire depuis 1988 – Contrepoint 8 à 3 voix seulement mais l’un des plus confondants de grandeur), Véronique Le Guen (depuis 2013 – à l’orgue de chœur pour le Contrepoint 9), Nicolas Bucher (directeur du Centre de musique baroque de Versailles, à Saint-Séverin de 2002 à 2013, désormais à Saint-Gervais, chez les Couperin).

 
Sans oublier les deux Fugues à deux claviers

 
Pour toute interprétation se pose la question de l’ordre des Contrepoints. L’enchaînement traditionnel a été ici conservé des n°1 à 11, un rythme varié étant ensuite introduit : Canons n°1 & 2 par Véronique Le Guen (orgue de chœur) et Nicolas Bucher ; quatre « fugues miroirs », rectus et inversus , à deux interprètes, d’où la possibilité d’attribuer à chaque voix un clavier et un timbre spécifiques, pour un surcroît d’intelligibilité de la polyphonie : celles à 4 voix (BWV 1080 12) par Nicolas Bucher et François Espinasse, celles à 3 voix (BWV 1080 13) par Aude Heurtematte (Saint-Gervais, depuis 1989) et Christophe Mantoux (Saint-Séverin, depuis 1994) ; Canons n°3 & 4 par François Espinasse et Régis Allard. Le fait de disposer de plusieurs interprètes permit aussi de faire entendre les deux Fugues à deux claviers (BWV 1080 18), très rarement entendues puisqu’il est impossible à un seul et même instrumentiste de les jouer – ici de nouveau Aude Heurtematte et Christophe Mantoux.

 
Ultime et grandiose contrepoint

 
Walcha, en 1956, avait gravé la fameuse Fuga a 3 soggetti telle que parvenue jusqu’à nous : inachevée. Il en proposa toutefois une seconde version, en 1970, achevée par ses soins (Silbermann-Kern de Saint-Pierre-le-Jeune, Strasbourg) – tout comme l’avait fait un précurseur en la matière, qui passant de l’encre noire : « Bach n’a pas été plus loin », à l’encre rouge acheva ce contrepoint (où paraît la signature de Bach sur les lettres-notes de son nom) : « Terminé par A.P.F. Boëly en l’année 1833 ». La copie manuscrite de L’Art de la Fugue par Boëly avec terminaison de la Fuga a 3 soggetti été publiée en 2000 par Georges Guillard aux Éditions ZurfluH. À Saint-Séverin, pour le concert de clôture du 24 mai, c’est à Véronique Le Guen que revint l’honneur de jouer cet ultime et grandiose contrepoint, sous sa forme, naturellement, inachevée.

 

Haru Shionoya © haru-shionoya.com

 
Une tribune-tremplin pour la nouvelle génération
 

Si la tribune de Saint-Séverin commémore sa riche histoire tout en faisant vivre la musique au présent, elle porte aussi en permanence un regard prospectif, la jeune génération – étudiants des Conservatoires de Paris et de Lyon – étant conviée à des concerts-tremplin qui chaque année ponctuent la saison : il reste un récital, le 28 juin à 16 heures, par Haru Shionoya (CNSMD de Lyon), cependant que rendez-vous est d’ores et déjà pris, le 27 septembre, pour le lancement de la saison 2025-2026.
 
Michel Roubinet
 

Paris, église Saint- Séverin, 24 mai 2025
www.orguesaintseverin.fr/concerts

  
(1) www.concertclassic.com/article/les-60-ans-de-lorgue-alfred-kern-de-saint-severin-memoire-et-ressources-dun-instrument

Photo (de g à dr. ) : Véronique Le Guen, Nicolas Bucher, François Espinasse, Francis Chapelet, Aude Heurtematte, Christophe Mantoux, Daniel Roth, Régis Allard © Mirou

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