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Chostakovitch et Weinberg par Mirga Gražinytė-Tyla et l’Orchestre philharmonique de Radio France - D’une humanité profonde - Compte-rendu

Mirga Gražinytė-Tyla et l’Orchestre philharmonique de Radio France

 

Un concert est un moment de musique. Certains sont un peu plus que cela. En consacrant quatre programmes aux œuvres de Dmitri Chostakovitch (1906-1975) et de Mieczysław Weinberg (1919-1996), l’Orchestre philharmonique de Radio France et la cheffe Mirga Gražinytė-Tyla rappellent, en même temps qu’ils font découvrir la musique encore largement méconnue du second, la grande amitié qui s’était nouée entre les deux compositeurs.

Un premier concert mettait en regard l’ultime symphonie de l’un et de l’autre : la Quinzième de Chostakovitch (1971) et la Vingt-et-unième de Weinberg (1991). Le rapprochement de ces deux partitions, marquées par la mort (celle de Weinberg, intitulée « Kaddish », se réfère à la prière des morts de la tradition juive et est dédiée aux victimes de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943), est éloquent : c’est une musique qui se confie au silence, emplie d’émotion, aux accents souvent déchirants (le violon esseulé – magnifique Gidon Kremer – et la voix qui plane au-dessus d’un orchestre qui se tait chez Weinberg – la soprano Hulkar Sabirova – , le chant des solistes chez Chostakovitch : ici le violon de Nathan Mierdl, le violoncelle de Nadine Pierre…).
 

Gidon Kremer 2025

Gidon Kremer © Christophe Abramowitz / Radio France

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Des éclats d’émotion

 

D’apparence plus légère, le second programme symphonique s’ouvre avec deux pages concertantes de Weinberg. Dans le Premier Concerto pour flûte, créé en 1961, l’influence de Chostakovitch, ou plutôt les échanges complices que les deux compositeurs entretiennent depuis 1943, apparaît de façon flagrante. Le thème sautillant, énoncé d’emblée par la flûte, a l’espièglerie d’un conte de Gogol. L’œuvre en a aussi le rythme, extrêmement volubile d’un bout à l’autre. Prenant place au devant de ses collègues de l’Orchestre philharmonique de Radio France, réduit ici a une vingtaine de cordes, Mathilde Caldérini (photo ci-dessous) en livre une lecture pleine d’allant, lumineuse mais aussi riche de nuances quand, dans le Largo central, la couleur se voile de quelques nuages. Cette façon de porter l’émotion par petites touches tient parfois chez Weinberg, comme chez Chostakovitch, à la nécessité de composer avec l’immixtion d’un pouvoir totalitaire dans le champ artistique. En 1948, quand il compose son Concertino pour violon, il fallait complaire aux exigences du « réalisme socialiste ». L’œuvre, là encore, semble d’allure légère : facture classique et thèmes d’essence populaire. Mais c’est justement par cette petite mélodie entêtante exposée au violon que transparait l’ambivalence de la musique de Weinberg. Elle agit comme une réminiscence, un non-dit éclatant. Le fait qu’elle soit jouée par Gidon Kremer, qu’un lien affectif lie à ces musiques persécutées du temps de l’Union soviétique – et singulièrement celle de Weinberg –, renforce encore la puissance du message. Avec cette sonorité immédiatement reconnaissable, présente mais jamais appuyée, chantante mais aussi grinçante et grimaçante, le violoniste donne à l’œuvre toute sa profondeur humaine – et les quelques accrocs de l’archet deviennent de précieux éclats d’émotion. Il en sera ainsi du bis, une Sérénade proprement intemporelle de Valentin Silvestrov, compositeur ukrainien né en 1937, que Gidon Kremer dédie à ses compatriotes victimes de la guerre russe.
 

Mathilde Caldérini et Mirga Gražinytė-Tyla

Mathilde Caldérini et Mirga Gražinytė-Tyla © Radio France

Avec la Quatorzième Symphonie (1969) qui conclut ce concert, Chostakovitch ne s’embarrasse plus de faux-semblants ; c’est une œuvre presque uniformément sombre, hantée par la mort et complètement affranchie des conventions symphoniques : douze mouvements enchaînés sur des poèmes de Garcia Lorca, Apollinaire, Küchelbecher et Rilke. Les deux solistes de ce soir, la basse Alexei Botnarciuc et la soprano Aušrinė Stundytė lui donnent la force d’un drame, en totale adéquation avec la direction de Mirga Gražinytė-Tyla qui va chercher aux plus profond des ressources expressives de l’orchestration : aux cordes, rarement en tutti, s’ajoutent le célesta et deux percussionnistes.

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Satire et déploration

Le dernier concert rassemble deux œuvres en marge du répertoire symphonique : l’une des suites tirées du ballet La Clef d’or de Weinberg, qui a le mérite de souligner l’énergie insufflée par la chef dans ces pages pleines de verve, et le Raïok antiformaliste de Chostakovitch. Cette cantate satirique, restée dans les tiroirs du compositeur (on le comprend !) égratigne avec férocité la posture des tribuns de l’art officiel : récitant déroulant impassible l’ironie du texte (François Chattot), basse endossant le rôle de trois orateurs successifs (excellent Alexander Teliga), chœur (celui de Radio France) dispersé dans la salle, ponctuant chaque discours d’un bruyant éloge, et orchestre moquant l’idéal artistique du régime, ici chauffé à blanc par Mirga Gražinytė-Tyla. Entre ces deux pages, le pianiste Andrei Korobeinikov livre du Deuxième Concerto de Chostakovitch une lecture brillante et enlevée, fougueusement articulée, un peu maniérée même – Alexander Melnikov le mois dernier était bien plus sobre et le rendu plus sombre (1). Les deux bis retrouvent l’ironie mordante de Chostakovitch : le Prélude et fugue en ré majeur de l’opus 84, puis le Prélude op. 34 n° 6. Quelques jours plus tôt, Andrei Korobeinikov partageait avec quatre musiciens du Philhar (Arno Madoni et Jean-Philippe Kuzma au violon, l’altiste Sophie Groseil et la violoncelliste Catherine de Vençay) le Quintette de Weinberg : une interprétation de haut vol pour cette partition d’envergure qui culmine dans un étonnant et saisissant Largo au tempo suspendu où le pianiste prend le large.

Ce cycle s’achevait en apothéose avec la création de la Treizième Symphonie de Weinberg, composée en 1976 mais jamais jouée en public jusqu’à aujourd’hui. Dans cette œuvre écrite à la mémoire de sa mère, exécutée par les nazis en 1943, Weinberg déploie toute sa palette expressive : musique tissée de souvenirs, de réminiscences. D’abord construite sur une longue déploration aux cordes, cette symphonie en un seul mouvement voit l’orchestre s’augmenter au gré des interventions solistes, se fragmenter, se dissoudre jusqu’aux ultimes mesures portées par la harpe soutenue par deux fragiles violons.

Mirga Gražinytė-Tyla a été une guide parfaite dans l’univers de Weinberg tout au long de ce cycle. Devant l’intelligence de la programmation et la qualité expressive de sa direction, on ne peut que se réjouir de sa récente nomination comme première cheffe invitée de l’Orchestre philharmonique de Radio France.

 

Jean-Guillaume Lebrun
 

Maison de la Radio et de la Musique, les 14, 16, 18 et 21 novembre 2025.

(1) lire le compte rendu : https://www.concertclassic.com/article/alexander-melnikov-et-lorchestre-de-chambre-de-paris-interpretent-chostakovitch-lenergie-en

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