Journal

Casse-Noisette selon Kader Belarbi à Toulouse – Des habits neufs pour un chef-d’œuvre

Inusable, le conte hoffmannien, édulcoré par Dumas dans son Histoire d’un Casse-Noisette, depuis que le ballet s’en est saisi et que chaque chorégraphe de par le monde, y a projeté rêves et fantasmes. Des dizaines de versions ont fleuri partout, chacune frappée au coin de la technique des danseurs, des modes, des diktats de créateurs plus ou moins impérieux, plus ou moins inspirés. Bref, une histoire assez sinistre au départ – on peut faire confiance à Hoffmann –, que l’art du ballet a successivement adoucie ou aiguisée, en vaste support de fantasmagories, bien plus que les mots ne l’avaient permis.
Aujourd’hui, le ballet franchit une nouvelle étape : de l’originel Petipa-Ivanov, on en arrive à Kader Belarbi, Coppélius toulousain passé maître dans l’art de jongler avec des répertoires défraîchis, auxquels il parvient à donner une nouvelle jeunesse, un nouveau sens.

Kader Belarbi © David Herrero

Quelques dates d’abord, pour structurer la saga :
1819, Hoffmann fait paraître Casse- Noisette et le roi des rats, dans son recueil de Contes mystérieux.
1845, Dumas s’en empare et lui donne une tonalité plus enfantine avec L’Histoire d’un Casse-Noisette. Ensuite, cap sur la Russie où l’œuvre est traduite. En fait, les Russes n’aimeront pas Dumas et ne se souviendront que d’Hoffmann, inspirateur de Pouchkine.
 
1892, Alexandre Vsevolojski, directeur du Théâtre Marie de Saint-Pétersbourg, décide de l’offrir sous forme de ballet-féerie à son public. Aux commandes, Tchaïkovski, Petipa, Ivanov : 56 danseuses-flocons, une héroïne-ballerine de 12 ans, un somptueux appareil de costumes et décors. Né en 1903, un certain George Balanchine y dansera enfant, et évoquera pour ce ballet de Noël, « l’ambiance sombre et étrange qui régnait dans la ville » à cette époque censée festive. Le poids du conte, déjà, malgré la grâce des images dansées.
 
1909, version remaniée du ballet par Nicolaï Sergueiev. L’œuvre originale se perd, et l’on n’en garde plus que de vagues traces dans la notation réalisée par Sergueiev en 1902 et 1909, et conservée dans la Harvard Theatre Collection de Cambridge. On remarque ensuite une étonnante représentation avec Karsavina, en hommage à Tchaïkovski, au Mariinsky le 25 octobre 1917, soir de la Révolution. L’histoire ne faisait pas peur au ballet !
 
1934, après une nouvelle version de Fiodor Lopoukhov, le bonhomme de bois reprend du service dans de beaux atours,  dessinés par Simon Virsaladzé et chorégraphiés par le grand Vassili Vaïnonen, qui en élimine la mièvrerie et lui donne plus de substance dramatique.
En France, nos meilleurs créateurs se sont ensuite plongés dans l’histoire, avec des succès inégaux : l’Opéra de Paris en a connu depuis 1947 trois créations successives, jusqu’à celle de Noureev en 1985, encore en lice, tandis qu’en 1993 la merveilleuse imagerie inspirée de Degas et conçue par John Neumeier en hommage au ballet français, éblouit mais ne resta pas longtemps au répertoire. Petit, Malandain, Maillot, l’ont aussi façonnée de leurs styles si particuliers, Béjart s’y risqua avec moins de bonheur, le monde de l’enfance ne lui convenant guère.

La Reine de arachnides © Philippe Guillotel

Mais quel est le sortilège de ce ballet protéiforme où, à partir d’une intrigue relativement simple, chacun brode à l’infini sur un canevas tissé d’innombrables suggestions? Quelques mots pour le cerner : divertissant, merveilleux, féerique, fantastique, fantasmagorique, poétique et gracieux, mais aussi angoissant, douloureux, inquiétant, initiatique, passage de l’enfance à l’adolescence, ou enfin, moment suspendu entre la vie et la mort, où tout peut arriver, rêves éveillés et peurs inconscientes? En somme, « la gigantesque confiserie musicale » qu’y voyait Balanchine, ou « l’exploration de mondes-frontières », comme le définit l’historien de la danse Laurent Crozier ?

Drosselmayer forain © Philippe Guillotel
 
Aujourd’hui c’est donc au tour de Kader Belarbi d’y donner sa mesure et de l’orchestrer à sa façon, que l’on connaît bien depuis qu’il dirige le Ballet du Capitole de Toulouse avec une passion de missionnaire : fidèle aux classiques, respectueux des grands mythes chorégraphiques, mais riche d’astuces doucement rebelles afin de réveiller le regard et de susciter une prise de conscience. Aussi  a-t-il convié Gilbert Meyer, le dernier des grands maîtres français, pour une conférence où celui-ci a livré quelques règles d’or du ballet classique, aussi garde t’il précieusement la musique de Tchaïkovski, iconique chef-d’œuvre.
 
Mais voilà que la tour d’ivoire se laisse grignoter par quelques innovations étranges : « Bien sûr, je suis fidèle à mon côté archéologue, ressenti depuis que j’ai fait La Reine Morte, et je travaille en horloger. Mais mon regard est autre : en effet, je devais faire un Casse-Noisette pour l’Opéra de Paris, il y a huit ans, et le projet n’a pas abouti. Ici, avec d’autres moyens et d’autres danseurs, je découvre une liberté fructueuse et jouissive. Je n’ai jamais aimé la version de Dumas et j’avais envie de revenir vers Hoffmann. En outre, je trouvais que le 2e acte n’était que pur divertissement et que l’action y disparaissait, ce qui créait un vide.
Je n’ai donc pas voulu que Tchaïkovski se retourne dans sa tombe, mais avec l’aide de mon complice le chef Koen Kessels, directeur musical du Royal Ballet, j’ai fait introduire des éléments de musique mécanique, glissé une scie musicale pour la danse arabe, un accordéon dans la danse russe, un piano préparé aussi. Ces petites distorsions aiguisent la césure entre féerique et fantasmagorique, déstabilisent en légèreté, jouent l’incongru ou l’étrangeté sans l’effrayant. J’ai aussi élagué le tableau humain : pas de grand père, pas de famille, pas de rites sociaux, mais le respect des moments sacrés, comme le grand Pas de deux du prince et de la princesse. Simplement, ils seront installés sur une pièce montée, comme Barbie et Ken ».

Antoine Fontaine à l'œuvre © Patrice Nin

Clins d’œil malicieux, rêves qui tournent au cauchemar, Belarbi a aimé jouer avec ces mondes imaginaires, pour trouver un pont entre le sombre et le merveilleux. Et piquer au vif les sensibilités : un criquet à lunettes, ni rats ni souris, mais de vilaines araignées, dont la reine arrachera un bras au héros. A partir de la bataille, le danseur devra donc faire ses tours en l’air en ne se servant que d’un bras, ce qui est une performance ! « En fait, dit il,   j’oscille entre le Club des cinq, avec un Drosselmeyer maître marionnettiste mais aussi directeur de pensionnat, Méliès et son monde de chimères, ou encore Alice au pays des merveilles. Tout cela avec la complicité de trois compères enthousiastes, Philippe Guillotel, capable d’imaginer des accessoires déments, Antoine Fontaine et ses magnifiques décors, enfin Hervé Gary et ses lumières. Ce que je veux avant tout, c’est que le ballet permette de pousser la porte des rêves ».
 
Jusqu’où ira donc Casse-Noisette, à force d’endosser tous les habits de nos maîtres à danser : de la silhouette de Petipa dans lequel Neumeier glissa Drosselmeyer, à, un jour peut-être, celle de quelque docteur Freud, tout est libre de droits dans cette grande caverne en friche où s’agitent des pulsions contraires. Et particulièrement le joyau qu’est la musique de Tchaïkovski, l’une des plus raffinées, colorées, riches de mélodies et de subtils sous-entendus qu’il ait écrites, un enchantement dans lequel il fait bon se laisser emporter, que rats, araignées, soldats de bois ou danseuses de Degas mènent le jeu.
 
Jacqueline Thuilleux

logo signature article

Tchaïkovki : Casse-Noisette (chor. K. Belarbi) 21, 22, 23, 24, 26, 27, 29, 30 et 31 décembre 2017
Toulouse - Théâtre du Capitole
www.theatreducapitole.fr/1/saison-2017-2018/ballet-du-capitole-675/casse-noisette-2359.html?lang=fr

Photo (Alexandra Surodeeva en répétiion) © David Herrero

Partager par emailImprimer

Derniers articles