Journal
Bicentenaire Franck à Liège — César en majesté
Fidèle à la mémoire de l’auteur des Djinns depuis sa fondation par Fernand Quinet en 1960, l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège (OPRL) est au rendez-vous de l'événement, ce qui n’étonne pas compte tenu de la manière dont Daniel Weissmann, directeur général depuis 2015, a su dynamiser le fonctionnement de cette formation de 98 instrumentistes, compte tenu aussi de la présence à sa direction musicale depuis la rentrée 2019 du jeune et remarquable chef hongrois Gergely Madaras (né en 1984) – sur l’avenir duquel nous avions misé dès son passage au Concours de Besançon en 2011.(1)
Récemment restauré, le buste de Franck par Adelin Salle, trône désormais dans le hall d'entrée de la salle philharmonique de Liège. Les plus célèbres rouflaquettes de l'histoire de la musique peut-être ... © Concertclassic
Sur les traces de Franck
Peu de traces de César Franck subsistent à Liège, mais c’est non sans émotion que l’on contemple la façade de brique rouge de la maison où il naquit le 10 décembre 1822, au n° 13 de la rue Saint-Pierre. A quelques pas de là, sur la même voie, l’église Sainte-Croix, où il fut baptisé deux jours plus tard et, en face, le premier Conservatoire de Liège, fondé en 1827. Nicolas-Joseph Franck, employé d’un agent de change, y inscrivit son fils dès 1831. Tout un destin concentré dans un périmètre de quelques centaines de mètres carrés ...
Quelques années plus tard, Franck Père entraîna le tout jeune César dans une carrière de pianiste itinérant, période de virtuosité brillante, en phase avec les goûts de l’époque et le formidable essor du piano (Erard avait fait breveter le double échappement en 1822), mais en opposition radicale avec les dernières décennies du musicien, celle de l’organiste (de la basilique Sainte-Clotilde à partir de la toute fin des années 1850) et d’un compositeur et professeur – le « Pater seraphicus » – dont l’influence s’avéra déterminante sur le cours de la musique française. Franck, on s’en souvient, figurait parmi les membres fondateurs de la Société Nationale de Musique, le 25 février 1871, placée sous la devise « Ars gallica »...(2)
La console du Cavaillé-Coll de Sainte-Clotilde
Peu de traces permanentes de Franck à Liège donc, mais un souvenir que l’anniversaire de 2022 vient revivifier avec, l’installation pour une durée d’un an d’un « Espace César Franck » au Musée Grand Curtius.(3) On y découvre la console du Cavaillé-Coll de la basilique Sainte-Clotilde que le musicien inaugura avec Lefébure-Wély le 19 décembre 1859 et joua jusqu’à sa mort. A la suite de la rénovation de l’instrument entre 1930 et 1933, elle fut sauvegardée par le curé de la paroisse et Charles Tournemire, le titulaire d’alors. Après moult péripéties, cette pièce historique est aujourd’hui la propriété du Conservatoire d’Anvers (et exposée au Vleeshuis Museum) ; elle constitue la pièce maîtresse de l’espace ouvert au Grand Curtius. On y découvre aussi le manuscrit des Variations symphoniques (cadeau de Franck à Théo Ysaÿe) et quelques autres documents. Tout près, une salle permanente du musée reconstitue le studio de travail d’Eugène Ysaÿe – dédicataire de la Sonate pour violon et piano de Franck – lieu débordant de livres, de souvenirs. On y conserve aussi – non loin d’un buste de la Reine Elisabeth ... – le coffret de métal contenant le cœur de l’illustre violoniste.
La console du Cavaillé-Coll de Sainte-Clotilde que Franck joua de 1859 à sa mort © Concertclassic
Tandem franco-belge
Celui de Liège bat très fort pour la musique de Franck cette année avec un Bicentenaire riche de huit programmes et d’une quinzaine de concerts, à Liège et dans d’autres villes belges, en France parfois aussi. Après deux programmes dirigés par Gergely Madaras, l’un centré sur la « carte de visite » de l’OPRL : la Symphonie en ré mineur, l’autre bâti autour du poème symphonique Les Eolides, on avait rendez-vous le 18 février pour le troisième volet de l’année Franck dans la salle philharmonique de Liège, la maison de l’OPRL. Un lieu magnifique, à l’italienne, qui était à l’origine la salle de concerts du Conservatoire de Liège (1200 places). Inauguré en 1887, ce bâtiment – qui fut l’un des tout premiers éclairés à l’électricité en Belgique ! – témoigne de la prospérité économique de la ville à partir du milieu du XIXe siècle, grâce à l’industrie minière en particulier.
Gergely Madaras a pour l’occasion cédé la baguette à Pierre Bleuse (photo) et c’est Florian Noack, l’un des pianistes les plus en vue de la nouvelle génération – récemment acclamé pour son enregistrement intégrale des Etudes d’exécution transcendante de Liapounov (La Dolce Volta) – qui tient la partie de clavier. Un tandem franco-belge, on ne peut plus fidèle au parcours de Franck ...
Florian Noack et Pierre Bleuse © OPRL
Styles opposés
Parcours d’un pays à un autre, d’un style à un autre surtout ; ce que la première partie du concert souligne en enchaînant deux compositions résolument opposées : les Variations brillantes sur un thème original en ré majeur, œuvre d’un musicien d’un peu plus de 11 ans, et les fameuses Variations symphoniques (1885), inscrites dans la pleine maturité de l’artiste. On sourit un peu de la virtuosité pleine de formules des Variations brillantes : reste que ce qui pourrait passer pour un pensum sous des doigts ignorants du style brillant prend sous ceux de Florian Noack un relief assez irrésistible. Finesse du détail, luminosité du timbre, mobilité du jeu – et tout ce qu’il faut d’humour et d’esprit ludique — font de ces Variations un délicieux moment dont le chic souriant doit beaucoup aussi à la complicité avec laquelle Pierre Bleuse accompagne le soliste. Belle entente que l’on pourra très bientôt retrouver dans le programme d’œuvres de jeunesse de Franck que le pianiste et le chef ont enregistré avec l’OPRL pour Fuga Libera (4).
Partition d’une tout autre teneur musicale, les Variations symphoniques ne convainquent pas moins. Lancées d’une manière ferme mais en rien empesée comme cela est parfois le cas, la qualité du dialogue qui s’installe entre le clavier et l’orchestre aboutit à un résultat fluide et vivant ; à un déroulement très fusionnel, à son sommet dans la sixième variation où Noack – aidé par un très bel instrument – abolit la matérialité du clavier pour transformer sa partie en une vapeur de timbre. Miraculeux moment de chimie sonore, qui peut il est vrai compter sur l’attention et le sens de la couleur de Pierre Bleuse.
La salle Philharmonique de Liège, avec les peintures d'Edgar Scauflaire. Au fond l'orgue Pierre Schyven inauguré en 1890 © OPRL
Plénitude et ardeur
Un art de coloriste que le chef français place en seconde partie au service d’une composition héritière du modèle – en trois mouvements et de forme cyclique – de la Symphonie en ré mineur du « Père Franck » : la Symphonie en si bémol majeur op. 20 (1890) d’Ernest Chausson (1855-1899). Née de la plume d’un musicien de 35 ans, elle constitue l’un des chefs-d’œuvre de la musique française de la fin du XIXe siècle, bien rare hélas dans les programmes des phalanges hexagonales ...
A la tête d’un Orchestre Philharmonique Royal très engagé, Pierre Bleuse signe une interprétation d’un souffle et d’une plénitude que les amoureux de l’ouvrage pourraient être tentés de rapprocher de l’enregistrement mémorable de Francesco d’Avalos avec le Philharmonia (1990). Plénitude aussi ardente que dénuée de lourdeur qui s’appuie sur des cordes superbes, des vents chatoyants et, à la charnière de ces deux blocs – et ô combien essentiel dans le cas présent ! – un pupitre de cors d’une beauté et d’une précision admirables. Pierre Bleuse sait montrer, avec autant de souplesse et de liberté maîtrisée dans le phrasé que de clarté dans les textures, combien Chausson s'affranchit du modèle franckiste et affirme une voix profondément singulière – trop tôt fauchée par la camarde ...
Gergely Madaras, directeur musical de l'OPRL, impatiemment attendu dans Hulda en mai-juin ©OPRL
En attendant Hulda
Le Bicentenaire Franck de l’OPRL bat son plein jusqu’à la fin de l’année, Les Béatitudes, sous la baguette de Gergely Madaras, en marqueront le point d’orgue en décembre, à Bruxelles, le 8, et à Liège, le 10, jour anniversaire du compositeur.(5) D’ici là, un événement lyrique d’importance attend les mélomanes curieux avec Hulda. Cet opéra terminé en 1885 et créé quatre ans après la mort de Franck, ressuscite en version de concert, sans aucune coupure, grâce à la coopération de l’OPRL et du Palazzetto Bru Zane. Gergely Madaras aura à sa disposition une distribution idéale (Jennifer Holloway dans le rôle-titre, Véronique Gens, Judith Van Wanroij, Edgaras Montvidas, etc.) pour les concerts programmés à Liège (15 mai), Namur (17 mai) et, le 1er juin au théâtre de Champs-Elysées en ouverture du 9e Festival Bru Zane Paris. Une distribution d’autant plus précieuse que les micros immortaliseront Hulda dans la collection « Opéra Français » du PBZ.
Alain Cochard
Concertlassic adresse ses plus vifs remerciements à M. Stéphane Dado, irremplaçable guide sur les traces de César Franck à Liège, ainsi qu'à Eric Mairlot, fin connaisseur de la Salle Philharmonique – et de son orgue !
Liège, Salle Philharmonique, 18 février 2022
Programme détaillé du Bicentenaire Franck à Liège : www.oprl.be/fr/cesarfranck
(1) www.concertclassic.com/article/52eme-concours-de-jeunes-chefs-dorchestre-de-besancon-une-nouvelle-victoire-japonaise-compte
(2) Pour en savoir plus sur la Société Nationale de Musique : https://www.concertclassic.com/article/150eme-anniversaire-de-la-naissance-de-la-societe-nationale-de-musique-1-ars-gallica
(3) www.grandcurtius.be/fr/actualites/exposition/un-espace-cesar-franck-au-grand-curtius
(4) Un disque qui figurera dans une intégrale de la musique symphonique et concertante de Franck en 4 CD à paraître chez Fuga Libera en avril.
(5) Fuga Libera immortalisera ces Béatitudes (parution courant 2023, en collaboration avec le PBZ)
Photo © OPRL
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