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Benjamin Millepied / Maurice Béjart à l'Opéra Bastille – Ravel dansé ou le sacre de Béjart - Compte rendu

Simplicité, clarté, force de frappe, trois clefs du Boléro de Maurice Béjart. Simplicité, clarté, mais inefficacité, le profil du Daphnis et Chloé de Benjamin Millepied. Le premier est le chef-d’œuvre que beaucoup connaissent, même les moins balletomanes, le second est joli, et légèrement ennuyeux. Proposée par le Ballet de l’Opéra, la confrontation de ces deux œuvres autour du génie de Ravel, est passionnante, d’abord par la mise en regard de  partitions fondamentalement différentes. Climat délicat, couleurs finement aquarellées, sensualité à fleur de peau pour évoquer le rêve antique dans Daphnis, force primitive et hypnotique du rythme pour le Boléro, très bien dégagée par le jeune chef Maxime Pascal, extrêmement percutant dans ce mode musical qui lui convient idéalement.

Florent Derex

Maxime Pascal © Rodrigo-Ferreira
 
Pour la chorégraphie, donc, Millepied avait créé ce ballet en 2014, au plus fort de ses amours avec l’Opéra de Paris, et n’y avait pris que peu de risques : tuniques fluides et blanches, cheveux flottants, mouvements souples et déliés, grâce des pas de deux, tout peut sembler parfait par sa plasticité, reposant aussi sur un parti pris de décapage visuel, puisque Buren était chargé de nous faire oublier toute référence démodée à une antiquité langoureuse ou poétique, en accord avec une musique que l’on allait traiter à la pointe sèche, pour bien faire remarquer que Ravel n’a rien d’impressionniste. Buren sait faire des lignes droites, des ronds et des carrés, et il les éclaire de lumières fortes, quand elles ne sont pas incendiaires. Voilà pour Amon Ra, ou Hélios, ou Pan, en tout cas la touche méditerranéenne. Quant à l’entrelacement de gestes, dont on se répète inlassablement qu’on les trouve ravissants, on s’en trouve assez vite bercés vers un doux assoupissement, tant aucune âme n’affleure, ni aucune vérité psychologique. Fresque délicate, bien tracée, mais décolorée, et qui parfois se fait languide faute d’être langoureuse.

Daphnis et Chloé (chor. Millepied) © Little Shao - Opéra national de Paris
 
Mathieu Ganio y a paru comme étranger. Quant à Dorothée Gilbert, qui peut être une danseuse dramatique, elle n’a, malgré sa technique parfaite, rien d’une innocente bergère. En revanche, comme il est fréquent, les méchants s’en sortent mieux : François Alu en Bryaxis est percutant, avec cette présence farouche qui le caractérise et ses sauts à couper le souffle, tandis qu’Alessio Carbone en Dorcon découpe l’espace d’une énergie débordante. A eux deux, ils parviennent un moment à faire descendre l’histoire de son papier peint. Quant à Eléonora Abbagnato, pour la courtisane Lycénion, elle a tant gagné en intensité expressive ces dernières années qu’elle parvient à toucher de ses propres armes, alors que Millepied ne lui a qu’esquissé son rôle de séductrice.

Boléro ( chor. M. Béjart) © Laurent Philippe - Opéra national de Paris
 
Evidemment, avec le Boléro, on aborde à la légende de la danse, et cette réputation n’est pas usurpée. Depuis 1961, date de sa création à la Monnaie, cette pièce atypique n’a pas pris une ride, ce qui est rarissime dans l’histoire de la danse. Sans doute par la force brute de son éloquence, qui ne s’embarrasse d’aucun détail troublant la netteté de son avancée, et par l’intelligence avec laquelle elle épouse le sens de la combinaison musicale, même si l’on se souvient que Ravel y voyait aussi le bruit de la chaîne d’une usine. Ici, c’est Eros soi même qui jaillit de la fameuse table rouge, la fusion du rythme et de la mélodie est une incantation charnelle dans toute sa crudité, comme dans la danse de l’élue du Sacre du printemps du même Béjart, l’appel se fait pulsion, ivresse, et sans la moindre tentative de séduction accessoire. Impossible de résister à ce martèlement si cruel pour l’interprète, dévoré fréquemment de terribles crampes, à ces mains et bras qui s’étirent en sortant progressivement de l’ombre, à l’oubli de soi que cette impitoyable avancée demande au danseur (ou à la danseuse, puisque le rôle est interchangeable).
 
Amandine Albisson, qui y alterne avec l’androgyne Gillot, en instance d’adieux,  et le très classique Heymann, y a été convaincante. A l’évidence la danseuse paraissait comme intimidée au début,  à l’idée de poser le pied sur cette table historique, de se glisser dans ce rôle prestigieux qu’ont habitée avant elle les plus grands danseurs, de sa créatrice, la très belle Duska Sifnios, à Jorge Donn, l’idole incomparable, outre quelques petites pointures telles que Maia Plissetskaïa, Sylvie Guillem ou Patrick Dupond. Puis le trouble se dégageait, le rouge montait aux joues, le feu prenait, et le difficile enjeu se laissait oublier au profit d’une belle silhouette ondulante et fatale. L’œuvre portait l’interprète. Le chef-d’œuvre renaissait dans toute sa nudité. Flamboyant.
 
Jacqueline Thuilleux

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Benjamin Millepied /Maurice Béjart – Opéra Bastille, le 3 mars 2018. Prochaines représentations, les 8, 10, 13, 15, 16, 19, 21, 22, 24 mars 2018. www.operadeparis.fr    

Photo (Boléro, chor. Béjart) © Little Shao - Opéra national de Paris

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