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« Beethoven Project » de John Neumeier à l'Opéra de Hambourg – Les chemins d’une forêt - Compte-rendu

Un tout petit thème charmant qui court dans l’œuvre de Beethoven depuis sa Contredanse WoO 14 n°7, jusqu’aux Créatures de Prométhée op. 43 en passant par les Variations « Eroica » op. 35 – fort bien jouées par Michal Bialk – pour aboutir au dernier mouvement de la Symphonie "Héroïque", tel est le fil conducteur que John Neumeier a pu trouver dans cet univers foisonnant et contrasté auquel il s’attaquait pour la première fois. Le titre en est révélateur : avec Beethoven Project, c’est la marque d’une tentative pour serrer au plus près un certain profil du compositeur plutôt que de descendre simplement dans telle ou telle pièce particulièrement porteuse.
On savait la profonde fusion du chorégraphe avec Mahler, dont il a illustré presque tout l’œuvre symphonique, et avec Bach, dont il a su habiter la Passion selon saint Matthieu comme un mystère du Moyen Age. Chez Neumeier, la musique est bien plus que support, elle est simplement le tissu dont son œuvre est faite, en dehors de quelques thèmes humains et chorégraphiques obsessionnels, tel Nijinsky. Au prix d’une longue recherche et d’échanges nourris avec le chef Simon Hewett, car rien chez ce créateur n’est jamais traité au hasard, il s’est donc approché de la figure beethovenienne en faisant ressortir dans une accumulation de gestiques précipitées ou même contradictoires, l’opposition entre le chaos d’une identité tourmentée et multiple et l’impeccable architecture des projections musicales.
 
Beethoven s’incarne donc dans un drôle de petit personnage bondissant, le brillant Aleix Martinez, qui n’a guère de ressemblance avec son modèle, ce qui est tant mieux, et le lance dans une sorte de vagabondage psychologique qui, en fait, suit d’assez près les variations de sa vie et de ses humeurs, et développe ses formes à partir du piano en allant vers le quatuor, lequel permet les plus beaux moments graphiques et poétiques du ballet, puis vers l’orchestre dansant des Créatures de Prométhée et enfin l’explosion symphonique de l’"Héroïque" , où toute la gamme des sentiments est explorée jusqu’à la jubilation finale, sorte d’Hymne à la danse d’une infinie légèreté.
 
Commencé dans une exploration plutôt sombre et lente, le ballet, après avoir exposé de façon délicieusement pompeuse le mythe prométhéen, en allusion humoristique au ballet de 1801, créé à Vienne et chorégraphié par Salvatore Vigano star de l’époque, se clôt donc sur un tourbillon joyeux. Et Neumeier de citer la phrase légendaire de Beethoven avant sa mort : « applaudissez, amis, la comédie est finie ». On reste donc sur une impression mitigée de voltige psychologique et chorégraphique, dont on peut dire que le créateur ne s‘y épanouit pas aussi pleinement que dans Mahler, son frère d’âme, tant il est là, sa lampe à la main, pour se frayer un chemin dans un monde qui n’est sans doute pas tout à fait le sien.

© Kiran West

Mais certains tableaux resteront dans les mémoires, notamment la sublime Marche Funèbre menée par le duo Anna Laudere, si expressive et dramatique, et le spectaculaire Edvin Revazov, bien plus à l’aise dans ces rôles plus abstraits que dans la figure déchirante de Louis II, qu’il avait incarné la veille dans l’inusable et génial Illusionen-Wie Schwanensee, œuvre que le Ballet de Hambourg reprend régulièrement car elle est majeure dans l’histoire du chorégraphe et dans celle de la danse.
Là, épousant jusqu’à l’os les délires du roi fou et aussi la solitude de Tchaïkovski, il avait su transposer un conte subtil et populaire dans les profondeurs de l’inconscient d’âmes déchirées, en situant avec une merveilleuse habileté chaque étape du ballet dans les gradations des folies architecturales de Louis II, Neuschwanstein et sa médiévale structure, puis Linderhof et ses rêves de cygne, enfin Herrenchiemsee avec sa mortelle galerie des glaces.
 
On a vu , au fil de l’existence du Ballet de Hambourg, ce rôle ténébreux qui exige une intensité dramatique terrible, bien plus que des performances techniques, être incarné par les plus fortes personnalités de la troupe, sans parler d’invités marquants comme Vladimir Derevianko, qui y fut glaçant et déchirant. Le temps passe et d’autres silhouettes s‘y imposent, ou non : tel est le cas d’Edvin Revazov, qui, titulaire des plus grands rôles de la compagnie, n’a pourtant ni la finesse psychologique, ni l’élégance qui conviennent au personnage, contrairement au magnifique Alexandr Trusch, lequel l’incarne également de façon bouleversante. Revazov est bien plus prométhéen avec sa haute stature et son visage enfantin, presque naïf, que perdu dans des délires existentiels. A ses côtés, invitée régulière du ballet de Hambourg,  la fine ballerine roumaine Alina Cojocaru, aux airs d’éternelle Petite fille aux allumettes, ajoute à l’étrangeté de ce couple bizarre.
 
Pour le reste, l’évolution de la compagnie s’avère réjouissante : comme rafraichie, revigorée par de nouveaux talents aussi bondissants qu’expressifs, ainsi de la superbe japonaise Madoka Sugai, et de plusieurs éléments asiates, qui, affinés par la profondeur du style de Neumeier, lui apportent un sang neuf grâce à leur étincelante virtuosité. Fête de la danse que ces sessions d’été, qui culminent chaque année sur le fameux Nijinsky-Gala, véritable grand messe internationale de la danse. Le dernier avant le Neumeier-Gala, pour lequel le maître fêtera ses 80 ans, l’an prochain.  
  
Jacqueline Thuilleux

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Opéra de Hambourg, les 5 et 6 juillet 2018. The World of John Neumeier, 24 février 2019. www.hamburgballett.de
 
Photo © Kiran West
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