Journal

Balanchine, Teshigawara, Bausch au Palais Garnier – Trio d’as – Compte rendu

Etrange confrontation que celle de ces trois maîtres de la danse du XXe siècle, de l’abstraction et des échafaudages mathématiques de l’Américano-géorgien Balanchine à l’abstraction poétique du Japonais Teshigawara pour conclure sur  l’expressionnisme de la grande dame de Wuppertal, avec un axe commun : Stravinsky, lui aussi dans ses formes les plus variées, d’Agon au Sacre du Printemps, en passant par l’un de ses héritiers Esa-Pekka Salonen, dont le Concerto pour violon servait de trame à la pièce de Teshigawara. Et surtout, ce sens de l’extrême, dans la construction, l’évasion ou le sacrifice, trois modes de danser qui donnent une sorte de photographie d’un siècle en haute mutation chorégraphique.

Agon (photo), créé en 1957 à New York et souvent présenté à l’Opéra de Paris, est l’une de ces pièces que l’on dit iconiques : agréable, séduisante, certes non, mais prodigieusement intéressante par ses provocations rythmiques, sa froideur, ses articulations sans grâce ni tension dramatique, mais portées par une tension sonore, que Balanchine en totale fusion avec Stravinsky, a puissamment développée. Les danseurs, illustrant les arrêtés de la musique, épèlent le titre avec leurs mouvements, puis s’ensuit un chassé croisé de gestes non synchrones, aux symétries éclatées, des duos qui n’en sont pas, des ensembles qui ne visent qu’à se chevaucher, le tout avec ce clin d’œil ludique dont Balanchine aimait à pimenter ses chorégraphies si structurées. Le glamour démodé qui nuit à son style souvent trop daté, prend ici un simple côté ludique qui ramène à l’essence du titre : Agon, venu des lointaines joutes sportives de la Grèce antique.
Les danseurs sont ici parfaitement à l’aise, notamment le beau Mathieu Ganio qui a tant gagné en densité scénique et en carrure, et la malicieuse Myriam Ould-Braham, laquelle malgré son désir de graphisme rythmé, ne peut s’empêcher d’humaniser cette marqueterie mobile. Jeux de pas, comme jeux de notes : vain tout cela ? Après tout, Bach, dans ses Goldberg ...

Grand Miroir (chor. S. Teshigawara)
 
Si l’on connaît bien Agon à l’Opéra de Paris, on y connaît également le style, le ton si particuliers de Saburo Teshigawara, chantre d’une danse distinguée, poétique autant que fumeuse, dont la beauté plastique sans support narratif fascine. Sans pour autant qu’on rentre véritablement dans la problématique du chorégraphe qui s’est ici inspiré de Baudelaire. Maquillés comme des esprits de la forêt, évoquant aussi des masques japonais, pour donner une tangibilité à cette gestique si abstraite, les danseurs de Grand Miroir, dont c’était ici la création, épousent avec des jeux de bras d’une extrême volubilité les performances effrénées du violon, voulues par Esa Pekka Salonen, qui va ici jusqu’au bout des possibilités nerveuses de l’instrument.

Admirable Concerto d’ailleurs, écrit en 2008, et qui – sous le magnifique archet d’Akiko Suwanai – alterne des moments de volupté tranquille et d’autres à la limite de l’hystérie. Mais contrairement à Agon, où le mouvement colle exactement à la structure de la musique, les danseurs ici, s’en écartent peu à peu pour créer un climat, nous ramener à leur intériorité, chercher l’au-delà du mouvement, son existence propre. Il faut une longue pratique de ce qui relie la modern dance et la concentration extrême-orientale pour accéder à ces hautes sphères. Ce qu’on en retire assurément est une incontestable beauté, et c’est beaucoup ! Les danseurs, peu identifiables, y flottent avec bonheur.

Le Sacre du Printemps (chor. P. Bausch)

Enfin, le Sacre du Printemps, signé de sa grande prêtresse Pina Bausch, qui s’en empara en 1975, soit soixante-deux ans après Nijinski et quatorze après Béjart : une descente superbement dosée au cœur de la soif sexuelle et de la transe sacrificielle, où la terre répandue sur le plateau (quinze minutes d’installation, et de vifs applaudissements pour le ballet des râteaux), joue un rôle majeur, en guise de décor. Et surtout une vraie chorégraphie, parfaitement écrite, et qui met les forces en opposition avec une grande évidence scénique. C’est là l’occasion pour les danseurs de « s’exprimer » sans doute avec plus de force que quand ils dansent La Fille mal gardée ou Paquita, où ils semblent s’ennuyer, tandis que les danseurs russes parviennent encore à visiter ces pièces convenues avec le grain de folie qui les rend vivants.
Et c’est surtout pour Eleonora Abbagnato, l’une des interprètes du rôle à l’Opéra depuis qu’il l’inscrivit en 1997 à son répertoire : vingt ans après, la ballerine, moins convaincante dans le grand style classique, est ici au plus fort de sa présence dramatique, de sa personnalité volontaire autant que charmante. Elle semble d’ailleurs avoir du mal à retrouver ses esprits après sa terrifiante et surtout terrifiée danse de mort. Une très grande artiste, assurément.

Benjamin Shwartz © Nurit Mozes

Et aussi un grand chef, car en alternance avec Salonen, le jeune Américano-israélien Benjamin Shwartz a secoué l’Orchestre avec une rigueur et une précision dans l’extrême qui en a tiré le meilleur. Il est vrai, que comme les danseurs, les musiciens eux aussi se sentent plus concernés par Stravinsky que par Minkus. Quant à Benjamin Shwartz, on espère vivement le revoir prochainement à l’Opéra.
 
Jacqueline Thuilleux

logo signature article

 
Balanchine-Teshigawara-Bausch -  Paris, Palais Garnier, 3 novembre ; prochaines représentations : 7, 11, 12, 14 & 16 novembre 2017 / www.operadeparis.fr/saison-17-18/ballet/balanchine-teshigawara-bausch
 
 
Photo (Agon) © Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Partager par emailImprimer

Derniers articles