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Aziz Shokhakimov et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg à la Philharmonie de Paris – Quand le temps s’arrête – Compte-rendu

 

Séisme que la 3e Symphonie de Mahler, géante aspiration à un Eden retrouvé. Séisme que l’engagement et la superbe cohésion de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg qui donnait au public parisien le moyen de savourer un trésor national, séisme que la battue inspirée et inspirante de son jeune chef, Aziz Shokhakimov, à sa tête depuis septembre 2021. L’histoire d’un coup de foudre comme il en existe parfois entre un orchestre et son directeur musical, et qui est une véritable pierre philosophale: ce fut le cas à Berlin avec Simon Rattle – malgré quelques grognements –, ce fut le cas à Toulouse, avec Tugan Sokhiev, voici aujourd’hui le natif de Tachkent , venu s’installer à Strasbourg avec sa famille pour mieux communier avec son nouveau monde.
 
© Nicolas Roses

Du fond de l’Ouzbékistan aux entrailles de la terre française et de la musique universelle, un parcours irrésistible auquel on a peine à croire : car, à 32 ans (il en paraît 25 avec sa silhouette longiligne et son visage gracieux de jeune prince sorti de quelque miniature du Khorasan), Shokhakimov a près de vingt ans de carrière puisque dès l'âge de 13 ans, il était en piste aux commandes de l’Orchestre Symphonique de son pays, en tant que chef-assistant ! Inimaginable.
 
Médusé, conquis d’emblée par la force jubilatoire que le bras vigoureux du chef a su imprimer au grandiose premier mouvement de la symphonie, avec ses coup de boutoir invoquant Pan et Bacchus, le spectateur est allé d’émotion en émotion, s’émerveillant de la justesse (chose rare en France), et de la vigueur solaire des cors de l’Orchestre qui mènent souvent le jeu dans cette ode éclatante à la création, saluant la finesse des flûtes, la formidable gradation des percussions, la cohésion vibrante des cordes. Tous reliés par un enthousiasme perceptible, l’œil rivé sur les injonctions élégantes autant que fermes du chef, développant les motifs dans un temps idéal pour les rendre parlants. Et par contraste, jouant de façon spirituelle avec  les notes discordantes dont Mahler se plaît à ponctuer son œuvre, références triviales posées comme un miroir déformant sur ses visions champêtres ou festives, pour mieux s’élever à nouveau au dessus des aléas du monde terrestre.
 

© Nicolas Roses

Immense et complexe premier mouvement rendu à la fois lisible par son lyrisme et  sa sûreté dans les contrastes, vibrants 2et 3épisodes, où s’exalte le sentiment de la nature. En revanche, légère déception avec le si prenant Sehr langsam, où la voix, fort belle, de la mezzo hongroise Anna Kissjudit, ne parvenait pas vraiment à faire régner cette sorte de silence sonore qui imprègne l’injonction à la Nuit et à la solitude de  l’homme, sur le texte de Nietzsche. Mais il est vrai qu’elle est encore fort jeune et saura sûrement élargir la portée de son chant. Ensuite, joyeusement enlevés par le Chœur de l’Orchestre de Paris, avec le Chœur d’enfants, les pétillants claquements de clochettes ou de coucous du 5e volet, devenus par la suite Ce que me content les anges. Enfin, en étreignante apothéose, le final, Ce que me conte l’amour, ouvert par Shokhakimov comme un grand livre sur la solitude de l’homme, enfin conduit vers la lumière de l’amour universel.
 

© Nicolas Roses 

Le jeune chef a tracé l’ambitieuse fresque sans jamais dévier des lignes de force, avec un équilibre ô combien difficile dans ces flux et reflux musicaux, aux grands aplats ponctués d’éclats piquants, en une fascinante fusion d’énergies. «  On devient un instrument dont joue l’univers » disait Mahler en évoquant la conception de sa symphonie.
Il s’arrêta avant un éventuel 7mouvement, comme Dieu le septième jour ! Aziz Shokhakhimov lui, ne s’arrête pas encore et on le découvrira en chef belcantiste dans la fosse de l’Opéra Bastille, qui reprend bientôt la Lucia di Lammermoor de Donizetti, mise en scène par Andrei Serban. Et pourquoi ne pas aller le voir en mai à l’Opéra du Rhin pour l’affriolante palette de couleurs et la débauche rythmique du drôlatique Conte du Tsar Saltane, de Rimski-Korsakov, dans la mise en scène de Tcherniakov (spectacle inscrit dans le cadre du Festival Arsmondo Slave de la scène alsacienne) ? Ouvert à toutes les éventualités de la musique, le chef ouzbek est un apport précieux pour la vie musicale française et évidemment rhénane, avec l’élan qu’il a su donner à un Orchestre de Strasbourg déjà très haut de gamme.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Philharmonie de Paris, 20 janvier 2023
 
 
- Opéra Bastille - Lucia di Lammermoor (dir. Aziz Shokhakimov), du 18 février au 10 mars 2023 / bit.ly/3D6xTbM
 
- Opéra national du Rhin- Le conte du Tsar Saltane (dir. Aziz Shokhakimov), Opéra de Strasbourg, du 5 au 13 mai 2023, Filature de Mulhouse, le 28 mai (en version de concert) // https://bit.ly/3D81tOl
 
- Festival Arsmondo Slave : www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2022-2023/festival-arsmondo-slave
 
Photo © Nicolas Roses
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