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6ème Festival des Heures des Bernardins – Ouverture mediévale à Notre-Dame de Paris

Sylvain Dieudonné
En novembre 1918, Notre-Dame de Paris, haut lieu des célébrations nationales, était pavoisée aux couleurs des Alliés (1). Pour commémorer le centenaire de l’Armistice du 11 novembre, la « Cathédrale de la Paix » rend hommage à toutes les victimes de la Première Guerre mondiale. Nef et chœur sont de nouveau pavoisés, aux couleurs des Nations représentées à Paris lors des commémorations du centenaire mais aussi d’institutions et d’organisations internationales, œuvrant notamment pour la paix : Unesco, Comité international de la Croix-Rouge, Union européenne, Parlement européen… On pourra contempler ce pavoisement de Notre-Dame jusqu’au 28 novembre.
© Mirou
 
C’est dans ce décor saisissant qu’ont lieu présentement les concerts de Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, ainsi « Bach et l’Italie » le 6 novembre par le Chœur d’adultes de la Maîtrise dirigé par Henri Chalet – ce programme sera redonné les 12 février et 12 mars 2019. Outre la Cantate BWV 21 de Bach (extraits), retentirent, splendidement, l’Adoramus te de Monteverdi, le toujours subjuguant Miserere de Gregorio Allegri (spatialisé pour une alternance tutti/soli poétique et émouvante, suspendue), l’imposant Crucifixus à 8 voix d’Antonio Lotti et une œuvre rare de Domenico Scarlatti : son hiératique et très dense Stabat Mater (1715 ?), qui à l’opposé du bel canto baroque d’un Pergolèse procède non par sections individualisées, comme tant d’adaptations de cette fameuse séquence du XIIIe siècle, mais tel un tout quasi monolithique, d’une extrême exigence dans son écriture – dix voix réelles – aux relations d’une singulière complexité. Un enrichissement substantiel, et magistralement intégré, du répertoire de la Maîtrise Notre-Dame de Paris.
 
Le concert suivant de musique vocale, le 16 novembre, mit en lumière l’autre pôle de la cathédrale en termes de répertoire : la musique médiévale. Sylvain Dieudonné(photo) (également vièle à archet), en charge du Département de musique médiévale et du chant grégorien à la cathédrale, dirigeait deux des composantes de la Maîtrise : le Jeune ensemble (voix féminines uniquement) et le Chœur d’enfants, aux choristes se joignant les solistes et instrumentistes de l’Ensemble vocal de Notre-Dame de Paris : Marthe Davost (soprano) et Anaïs Bertrand (alto), Solène Riot (flûtes, dont flûte double, cornet et cornemuse), Domitille Vigneron (vièle à archet), Olivier Féraud (luth médiéval), Bérangère Sardin (harpe gothique), Raphaël Mas (percussions – et contre-ténor). Ce concert ouvrait le Festival des Heures du Collège des Bernardins (qui fête son dixième anniversaire). La thématique de cette sixième édition du Festival portait sur « les différents âges de la vie et l’espérance qui les traverse », les concerts du lendemain, aux Bernardins et au rythme des Heures, célébrant la naissance (Matines), l’enfance (Laudes), l’amour (None), l’âge mûr (Vêpres), la mort et l’espérance (Complies).
 
Ce concert d’ouverture à Notre-Dame, « Ave Maria – Ode à l’Annonciation », fut joyeusement introduit, les choristes prenant place à la croisée tandis que solistes et instrumentistes remontaient la nef, jouant en procession, et clôturé par deux Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X le Sage (1221-1284), recueil abordé lors d’un lumineux Llibre vermell de Montserrat en 2016 (2). La beauté première d’un tel programme, ici constitué essentiellement d’œuvres du XIIIe siècle de l’École de Notre-Dame, tient à l’équilibre vivifiant de son agencement, au gré de formes d’une grande diversité bien que participant toutes d’une même et chaleureuse harmonie, le renouvellement constant de l’attention bénéficiant de la fluide alternance de pages monodiques ou polyphoniques, a cappella ou accompagnées, ponctuées d’Estampies royales purement instrumentales (Chansonnier dit « du roi », XIIIe siècle également).
 
Le recours à des pupitres vocaux sans cesse réagencés et en mouvement contribuait au rythme du concert, sans nuire le moins du monde à la poésie extatique ou au caractère oratoire des pièces. Ainsi de la monodie initiale a cappella du répons Styrps Yesse (« Souche de Jessé », texte attribué à Fulbert de Chartres, 960 ?-1028), avec intervention soliste d’un garçon du Chœur d’enfants, contrastant avec le Motet Flos Filius Eius / Virga, cultus nescia / Stirps Iesse, avec instruments et enfants solistes sollicités en duplum et triplum, œuvres parisiennes du XIIIe. Après quoi les instruments introduisirent une Chanson de même époque et sur le même thème : De Yesse naistra [un rameau qui fleurira], avec vièle à roue et flûte double, un soliste enfant alternant de nouveau avec le chœur.
 
Une première Estampie royale, souple et rythmée, avec cornet solo, annonça une Danse de pèlerinage à l’unisson et avec instruments du Llibre vermell de Montserrat (fin XIVe) : Cuncti simus concanentes (« Chantons tous ensemble »), inlassablement ponctuée des mots Ave Maria, reflet sonore scandé de la ferveur populaire. Une Prose (Missel de Notre-Dame, XIIIe) s’ensuivit, déclamée par l’alto Raphaël Mas, avec réponse d’un soprano garçon et des soprano et alto Marthe Davost et Anaïs Bertrand, puis soudainement une première pièce polyphonique – un autre monde – a cappella : Ave Maria, Motet à trois voix d’Antoine Brumel (v.1460-1515 – qui fut brièvement en charge de l’éducation musicale des enfants à Notre-Dame de Paris) par le Jeune ensemble devant la « Vierge du pilier » (à la jonction sud-est chœur-transept, XIVe), la plus célèbre statue de la Vierge de la cathédrale.
 
Une Chanson de Gautier de Coincy (1177-1236), avec cornet et vièle à archet, harpe et percussions : Entendez tuit ensemble, instaura sur un rythme hypnotiquement immuable mais plein d’entrain, presque dansant, un climat envoûtant accentué par la durée même de la pièce. Les cloches à main, à la vibration douce et apaisante, assurant la transition entre les œuvres, la spatialisation joua son rôle habituel, dynamique. Ainsi pour les Rondeaux Salve Virgo Virginum, en procession marquée par le tambour et les instruments – du bas-côté sud du chœur jusqu’au transept : station intermédiaire dévolue à l’Offertoire Ave Maria gratia plena, unisson de longues phrases déployées a cappella –, puis Ave Maria, Virgo Virginum, la procession reprenant – bas-côté sud de la nef et retour à la croisée – en une vaste séquence forte/piano.
 
Contraste garanti : à la Chanson Mainte Chançon (Chansonnier Clairambault, XIIIe), monodie très scandée alternant chœur et voix d’enfants solistes, fit suite, après une seconde Estampie royale, l’une des pages les plus tardives de ce programme, polyphonique et chantée elle aussi devant la « Vierge du pilier » par le Jeune ensemble disposé en cercle : Ave Maria, Motet à trois voix, aussi concis que superbe, de Pierre Certon (1510/15-1572), chapelain perpétuel de la Sainte-Chapelle où, quarante années durant, il fut maître des enfants.
 
On entra alors dans le vif du sujet avec le « drame liturgique » In Annuntiatione (processionnal italien du XIVe – le latin étant dès lors prononcé à la romaine) en forme de dialogue éthéré à trois, a cappella : l’Ange (Raphaël Mas), Marie (Marthe Davost), Élisabeth (Anaïs Bertrand), avec tintement de cloches à chaque changement de protagoniste, la thématique de l’Annonciation se trouvant prolongée par celle de la Visitation. Et d’enchaîner sur le Magnificat : plain chant et polyphonie à trois voix aux harmonies audacieuses (Trente, manuscrit italien du XVe) – vive alternance des trois mêmes solistes adultes, devant l’autel de la croisée, et des choristes dans le lointain. Le concert se referma, introduite à la cornemuse, sur la Cantiga de Santa Maria intitulée Muito foi noss’ amigo Gabriel (« Gabriel a été pour nous un très grand ami »), d’un rythme complexe et syncopé, une joie lumineuse émanant du dialogue soprano solo et chœur, magnifiée, à l’instar de l’ensemble du programme, par la souriante discipline des jeunes chanteurs, incroyablement concentrés et soudés : l’émerveillement de chaque fois, partageant et faisant partager la jubilation et l’élévation qui sous-tendent ces œuvres savantes et populaires.
 
C’est à un changement complet, de format et d’univers musical, mental et culturel, que Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris conviera le public de la cathédrale les 27 et 28 novembre : Missa solemnis de Beethoven.
 
Michel Roubinet
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