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5ème Rencontres des Musiques Anciennes en Midi-Pyrénées - La Messe en ré de Gilles, splendide révélation - Compte-rendu

Organisées par Odyssud, espace culturel pluridisciplinaire de la Ville de Blagnac que dirige Emmanuel Gaillard, les Rencontres des Musiques Anciennes en Midi-Pyrénées proposaient pour leur 5ème édition (23 avril – 3 mai, à Blagnac et à Toulouse) cinq rendez-vous singuliers : une audacieuse intégrale du Platée de Rameau par une jeune compagnie toulousaine, l'Ensemble vocal et instrumental « À bout de souffle » de Stéphane Delincak ; du plain-chant polyphonique par l'Ensemble Gilles Binchois de Dominique Vellard et la Maîtrise de Toulouse, créée en 2006 au sein du Conservatoire et dirigée par Mark Opstad ; Le Jazz et la Pavane par les Sacqueboutiers de Jean-Pierre Canihac et le Quintet de Jazz de Philippe Léogé – qui collabora avec Claude Nougaro ; enfin un programme Jean Gilles des Passions, avec les Éléments, et L'aura mia sacra par La Main Harmonique.

Depuis 2008, au concert comme au disque, l'Orchestre baroque de Montauban porté par Jean-Marc Andrieu – Les Passions (photo)– s'est lancé avec le Chœur de chambre Les Éléments de Joël Suhubiette dans un triptyque Jean Gilles (1668-1705), maître de chapelle à la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse. Après le fameux Requiem et le motet Cantate Jordanis Incolae puis les Lamentations et le motet Diligam te, Domine – au programme des deux premiers volets (cf. Actualité du 4 septembre 2010 et du 16 octobre 2011) –, la saison 2011-2012 nous fait découvrir la Messe en ré et le Te Deum.

Œuvre (sans doute) « de jeunesse », la Messe en ré inédite de Gilles est parvenue incomplète quant aux parties instrumentales : dessus et basses en sont notés, mais pas les deux parties intermédiaires – le « remplissage », hautes-contre et tailles de violon ici restituées par Jean-Marc Andrieu –, cependant que toutes les parties vocales, solistes et chorales, en sont intégralement conservées, le tout dans un unique manuscrit aixois de 1726, donc postérieur à Jean Gilles, montrant que sa musique continua d'être donnée après sa disparition prématurée. Il s'agit d'un rare et somptueux exemple de messe avec symphonie obligée (instruments) du temps de Louis XIV, lequel préférait, écrit Jean-Marc Andrieu, la messe basse solennelle, en un temps, qui plus est, où le motet, grand ou petit, était la forme reine à Versailles. Cette production, outre l'effectif instrumental requis par Gilles, offre au niveau du chœur, à cinq parties, un équilibre tout aussi puissant et historiquement fondé : quatre sopranos féminins (d'une présence affirmée) y remplacent la dizaine de sopranos garçons du temps de Gilles, auxquels s'ajoutent, conformément aux usages de la fin du XVIIe siècle, douze voix masculines (trois par pupitre) : hautes-contre, tailles, basses-tailles et basses.

Pour une œuvre « de jeunesse », la surprise est confondante, cette Messe d'un splendide foisonnement se révélant saisissante d'originalité et de maîtrise. Les traditionnelles sections n'en sont pas traitées de manière conventionnelle, en blocs plus ou moins uniformément agencés et déployés, mais au gré d'un renouvellement constant du discours et des moyens de sa mise en œuvre, via une sorte de tuilage des multiples sous-sections, souvent sans transition, et une manière de « registration », comme on dirait à l'orgue : les voix semblent entrer et sortir en toute liberté, se glissant dans la texture au fur et à mesure d'interventions dont l'ampleur et le développement peuvent être extrêmement contrastés – de quelques phrases à un air largement déployé. Avec à la clé une fascinante et inventive diversité de toutes les composantes sous-tendue d'une sensation d'imprévisibilité qui tient en haleine.

Au côté des Éléments – qui fêteront leurs quinze ans le 21 octobre prochain à la Halle aux Grains de Toulouse (Bach, Magnificat), avec les Passions et en clôture du Festival « Toulouse les Orgues » – les solistes, remarquables d'engagement, sont partie prenante du projet Jean Gilles depuis l'origine : Anne Magouët (dessus), Vincent Lièvre-Picard (haute-contre) et Alain Buet (basse) – seul Bruno Boterf (ténor) s'est trouvé ici remplacé par l'étonnant Jean-François Novelli. À cette pluralité de la couleur vocale participent trois autres solistes, issus du Chœur, complétant une palette généreuse, étrangère à toute routine : Cécile Dibon-Lafarge (dessus), Cyrille Gautreau et Christophe Sam (basses).

Les moments d'exception abondent dans cette œuvre captivante : du trio de basses (une spécialité de Gilles) à celui, grandiose, pour deux sopranos et haute-contre du Gloria, du bouleversant Qui tollis, grand solo restitué par un Novelli intensément lyrique et quasi expressionniste, à la déploration de l'Agnus Dei, dominée par haute-contre et chœur alternés, où trouvent à se glisser les deux sopranos : des merveilles à chaque page, nourries d'un soutien orchestral et de ritournelles d'une faconde si pleinement méridionale en même temps que d'une tenue et d'un apparat musical, sans solennité figée, tout simplement rayonnants.

La seconde partie fut consacrée au Te Deum de Gilles, composé en 1698 pour célébrer la paix de Ryswick, au terme de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Si la structure apparaît moins libre que dans la Messe, la diversité de la palette vocale et instrumentale n'est pas moins richement contrastée. Douceur et lyrisme de l'introduction par Lièvre-Picard et un autre solo élégiaque de Novelli (Pleni sunt coeli et terra), puis les deux voix parallèles ou alternées donnent d'emblée la mesure de l'invention de Gilles ; grand chœur, imposant de majesté puis soudainement dansant, basculant sur un dialogue des deux sopranos et du haute-contre ; nouveau trio de basses – tout aussi idéalement contrastées de timbre – avec introduction de basson obligé ; altier solo de Lièvre-Picard, enchaînant sur un chœur tourmenté puis « roulant » – même contraste d'affect et de tempo dans le duo ténor et haute-contre qui s'ensuit ; étreignant solo de soprano pour le Miserere nostri, Domine ; enfin solo de basse – In te, Domine, speravi – d'un allant réellement nourri d'espoir, suivi d'un chœur généreux et néanmoins concis, ponctué d'interventions solistes : c'est peu dire que cette musique inlassablement mouvante a tout pour séduire.

On a hâte de réentendre cette interprétation – le 23 mai sur France Musique (1) – et bientôt au disque, comme les deux précédents volets du cycle. Dès le lendemain du concert, Éric Baratin (Ligia Digital) en commençait l'enregistrement à Saint-Pierre-des-Chartreux : le CD sortira pour la reprise de ce programme, le dimanche 26 août à 16 heures, au Festival de la Chaise-Dieu.

Le lendemain 3 mai, tout à côté des Chartreux et tandis que les micros captaient la musique de Gilles, La Main Harmonique de Frédéric Bétous restituait à l'Auditorium de Saint-Pierre-des-Cuisines un univers foncièrement différent, fastueux à sa manière, dans le sens d'une riche intériorisation et individualisation des affects. L'aura mia sacra permit d'entendre des madrigaux composés par Adrian de Willaert (1490-1562) et Cipriano de Rore (1515/1516-1565) sur des poèmes du Canzoniere de Francesco Petrarca (1304-1374), chantant et pleurant sa muse Laura, emportée par la peste de 1348. D'où deux parties en miroir : In Vita di Madonna Laura et In Morte di Madonna Laura. À l'ensemble vocal de La Main Harmonique – en l'occurrence sept voix – répondait un trio de violes.

Faisant preuve d'un déploiement kaléidoscopique, la palette se renouvela presque à chaque page : de deux voix accompagnées de deux violes jusqu'à cinq voix et les trois violes, toutes les possibilités intermédiaires étant également illustrées. Y compris les violes seules : deux Ricercari de Willaert, dont l'austérité initiale ouvre la voie à une somptueuse amplification de l'écriture, mais aussi les voix seules (Rore) : deux madrigaux à cinq voix d'hommes (avec contre-ténor) et un à six voix (avec soprano). Musique d'une exigence telle, discipline, justesse d'intonation, approche poétique et prosodie mêlées, qu'elle ne peut qu'échouer ou se trouver magnifiée, sans guère de possibilité d'état intermédiaire, dans un équilibre (presque de l'équilibrisme) qu'il faut par le souffle et l'esprit dérouler en temps réel, sans filet, tendant vers l'unité parfaite. Défi musicalement relevé avec une aisance et une modestie de chaque instant par les musiciens de Frédéric Bétous. Un autre monde, plus difficile d'accès que celui de Gilles mais pleinement gratifiant pour qui s'arme l'oreille et l'esprit.

À ces pages savantes répondit, entre les deux parties In Vita / In Morte, une œuvre lumineuse et complexe faisant appel à un ensemble de même esthétique (cinq voix et trois violes), composée en 2012 pour La Main Harmonique par Alexandros Markéas (né en 1965) : « They said Laura was somebody else » – titre placé en exergue des poèmes traduits par Aragon et publiés à cent-dix exemplaires, avec Picasso en 1947, sous le titre Cinq sonnets de Pétrarque avec une eau-forte de Picasso et les explications du traducteur – « else » évoquant naturellement le nom d'Elsa. D'une parfaite intelligibilité, le texte – « Vous qui écoutez la résonance de mes soupirs » – emprunte au tout premier chant de Pétrarque (Proemium ou adresse au lecteur). Échelles mouvantes suggérant les soupirs, piliers de basse, accords mobiles progressivement tenus, unissons et homophonie, glissandos et parler-chanter : les trois sections de l'œuvre offrirent à leur tour un éventail de possibilités musicales et poétiques aussi merveilleusement contemporaines que sans rupture sensible avec les pages du XVIe siècle les entourant. Le temps aussi bien en mouvement que suspendu, magnifiquement.

Ce programme sera notamment repris en août lors du Festival Musique en Chemin animé dans le Gers par Frédéric Bétous – et probablement enregistré dans la foulée chez Ligia Digital, où deux albums de La Main Harmonique sont d'ores et déjà disponibles : Ockeghem & Compère… et Clemens Deus Artifex – « Un office polyphonique en présence de Clément VI, Avignon, XIVe siècle ».

Michel Roubinet

(1) Enregistré par France Musique, la soirée Jean Gilles sera retransmise le mercredi 23 mai 2012 à 14 heures (Le concert de l’après-midi, présenté par Anne-Charlotte Rémond).

Toulouse, cathédrale Saint-Étienne, 2 mai, et Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines, 3 mai 2012

Sites Internet :

Odyssud / Rencontres des Musiques Anciennes en Midi-Pyrénées

Les Passions – Orchestre Baroque de Montauban

Jean Marc Andrieu sur France Musique / Émission Les traverses du temps de Marcel Quillévéré (12 avril 2012)

Chœur de chambre Les Éléments – Joël Suhubiette

La Main Harmonique – Frédéric Bétous

Festival Musique en Chemin (16-19 août 2012)

20ème anniversaire de Ligia Digital – Distribution Harmonia Mundi

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Photo : Les Passions & Les Éléments lors du concert du 2 mai 2012 à Toulouse : Jean-Jacques Ader
 

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