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5e Concours international de chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov à Monaco – Quatre chefs et un orchestre

 
 
Evgeny Svetlanov (1928-2002) n’est peut-être pas le premier nom cité quand on évoque les maestros russes. Viennent d’abord, dans la génération précédente, l’autre Evgeny, Mravinsky, qui fut comme lui élève d’Alexandre Gaouk ; ou son cadet Guennadi Rojdestvenski, si différent, qui lui succéda à l’orchestre du Bolchoï quand Svetlanov prit, pour trente-cinq ans, la direction musicale de l’Orchestre symphonique d’État de l’URSS. Rebaptisé « de Russie », mais qui demeure dans les mémoires, même après l’éviction du maestro en 2000, « l’orchestre Svetlanov ». Avec lequel il a abondamment tourné, chez lui et à l’Ouest, sur scène et en studio. Un répertoire de musique russe – on compte plusieurs centaines d’enregistrements officiels – dont une intégrale Nikolaï Miaskovski ; puis, à partir des années quatre-vingt-dix, Mahler, qu’il disait à la fin de sa vie être son compositeur préféré, Debussy et Ravel qu’il portait, avec la littérature de Jules Verne, dans son cœur slave amoureux de la France. Evgueny Svetlanov se voyait comme le dernier des romantiques, expert au dialogue des âmes, et son entourage comme ses auditeurs se rappellent le grand souffle ascendant de ses interprétations. Le compositeur René Koering, directeur artistique du concours, se souvient : « Comme musicien, il possédait pour moi la première des qualités, celle de penser que notre art pouvait sauver le monde et que ceux qui ne le croyaient pas étaient des Philistins ».
 

Evgeny Svetlanov (1928-2002) © DR
 

« L’essentiel pour chacun est de réaliser ce pour quoi il est né »
 
Fondatrice et présidente du concours, Marina Bower fut sa collaboratrice vingt-cinq ans durant. À sa mort, elle accomplit sa volonté testamentaire : « Maestro Svetlanov pensait que le XXe siècle était un siècle formidable d’ébullition culturelle, avec tous ces grands artistes, chefs, poètes, compositeurs, peintres, en Russie et dans le monde. Et il imaginait que le XXIe siècle, comme disait son épouse, allait “se reposer un peu”… Or, en se reposant un peu, il a donné l’impulsion pour que naissent d’autres générations de grands chefs d’orchestre. »

Le premier concours eut lieu à Luxembourg en 2007, avec au palmarès – et pour s’en tenir aux baguettes battant désormais musique en France – Roberto Forés Veses, à l’Orchestre national d’Auvergne, et Debora Waldman, à celui d’Avignon-Provence. Le deuxième en 2010 à Montpellier – le seul pour l’heure à avoir couronné un candidat d’un premier prix : le chef letton Andris Poga.(1) Le cinquième se tenait du 2 au 5 juin 2022 à l’auditorium Rainier III de Monaco devant un jury international présidé par Pinchas Steinberg, chef à l’Opéra et au Symphonique de Vienne, à l’Orchestre de la Suisse romande et au Philharmonique de Budapest, entouré dans sa mission – et le terme prend ici tout son sens – de six personnalités du monde musical, dont Daishin Kashimoto, premier violon solo du Philharmonique de Berlin, et Kazuki Yamada, ici chez lui comme directeur musical et artistique de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo (2).
 

Jesko Sirvend (35 ans, Allemagne) © Svetlanov Competition

 
« L’art récompense ceux qui s’y dévouent corps et âme »
 
330 candidatures reçues de 50 pays, dont « seulement » 39 femmes, comme quoi la parité ne repose pas nécessairement sur les jurés et doit encore être travaillée en amont. Dix-huit candidats, de 23 à 38 ans, participaient aux épreuves, dont quatre à la finale du dimanche. La question des différences d’expérience entre les jeunes chefs, dont on discutait beaucoup dans les couloirs, influe qu’on le veuille ou non sur les jugements : primé, l’Allemand Jesko Sirvend a 35 ans et déjà beaucoup dirigé, notamment l’Orchestre national de France, alors que le Français Samy Rachid, 29 ans et violoncelliste fondateur du Quatuor Arod, a pris la baguette depuis moins de deux ans. De même, il y eut bruissement des connaisseurs devant la décision du jury de ne pas, une fois encore, attribuer de premier prix, tout en saluant le niveau exceptionnel des participants.
 

Henri Christofer Aavik (27 ans, Estonie) © Svetlanov Competition

Alors, sur quels critères juge-t-on au Concours Svetlanov ? « Le jury chaque fois me pose la question, explique Marina Bower. Chaque fois, je leur dis : “vous regardez le portrait de Svetlanov et vous lui répondez”. Et ça n’a jamais failli. L’enjeu du concours est de choisir des chefs qui vont rendre la lecture de l’œuvre la plus proche de l’esprit du compositeur, mais aussi des chefs qui nous élèvent. Si l’on veut préserver la musique classique de sa disparition éventuelle, nous devons conserver l’excellence. Or l’excellence, ce n’est pas la mode, ce n’est pas décerner le prix obligatoirement à une femme, c’est le talent au service de la musique. Qui justement rend celle-ci tellement formidable qu’un néophyte qui n’est jamais allé au concert peut, en écoutant une œuvre pour la première fois, être absolument bouleversé. »

On ne s’étonnera plus de l’exigence d’un jury ainsi placé sous le regard de la statue du commandeur – au demeurant beaucoup plus humain que sa réputation de mystique intérieur le laisserait supposer. La technique, l’engagement physique, l’écoute, la conception de l’œuvre comptent autant que le talent de transmission, aux musiciens de l’orchestre comme au public, quelque chose d’indéfinissable qui relève de l’aura ou de la magie. Svetlanov disait qu’en répétition il fallait être muet, mais pas sourd-muet… Le président du jury Pinchas Steinberg le dit à sa manière, sans fioritures, dans un remarquable entretien réalisé pendant les épreuves et qui vient de paraître (3).
 

Ilya Ram (31 ans, Israël / Etats-Unis)
 
Le palmarès et les acteurs de la finale 2022
 
Pas de premier, mais deux deuxièmes prix – dont le jury tient à préciser que les lauréats ne se le partagent pas mais le reçoivent chacun à part entière. D’un côté la puissance, la maîtrise et l’expérience de Jesko Sirvend (35 ans, Allemagne), dont l’épreuve finale ressemblait à une dernière répétition avant concert et qui reçoit également le prix de l’orchestre. Et de l’autre l’ouvrage minutieusement remis sur le métier, au risque parfois de déstabiliser les musiciens, par Henri Christofer Aavik (27 ans, Estonie), élève de Jorma Panula à l’Académie Sibelius qui a formé à la direction d’orchestre toute la Scandinavie ou presque ! Diplôme et prix du public sont attribués à Ilya Ram (31 ans, Israël/États-Unis) dont la gestuelle énergique, voire le sens du show, ont divisé les opinions professionnelles. Diplôme également pour le benjamin Euan Shields (23 ans, États-Unis), premier à passer, qui demeurera à jamais celui qui aura dirigé la création mondiale d’Initiales ES, composée pour le concours par René Koering, avec des leurres et des appâts propres à un amateur de pêche à la ligne – loisir d’ailleurs partagé avec Evgeny Svetlanov !
 

Euan Shields (23 ans, Etats-Unis)

Manquerait à cette évocation du concours l’acteur principal de la dramaturgie : l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo (OPMC), son premier violon David Lefèvre, son premier violoncelle solo Thierry Amadi particulièrement sollicité le samedi avec le Schelomo d’Ernest Bloch, et l’ensemble des pupitres préparés en amont par le chef David Molard Soriano. « Vous serez pères et mères de ces jeunes gens » leur avait dit Marina Bower, et le sens de l’expression s’est révélé tout au long des épreuves – comme on le dit d’une épreuve sportive en plus d’être artistique.
Précédée de répétitions le matin, la finale enchaînait quatre concerts de près d’une heure et demie et il fallait toute la bienveillance et le sens des responsabilités des instrumentistes pour suivre les candidats au bout de leurs intentions, comme on finit en famille une randonnée de montagne, au courage et à l’orgueil. L’OPMC a décerné son prix de l’orchestre au même Jesko Sirvend – « il nous rassure », entendait-on dire dans les pupitres. Et puisqu’un orchestre n’est pas une démocratie mais un corps social traversé de courants, son « coup de cœur » va paradoxalement à l’Allemand d’origine malaise Harish Shankar (38 ans), demi-finaliste qui, s’il ne correspond pas au canon en matière de silence, a cependant séduit certains musiciens en envoyant naviguer Bloch sur des flots poétiques et voluptueux.
 
Evgeny Svetlanov se trompait-il ? Et si le XXIe siècle ne se reposait pas mais avait hélas succombé aux vertiges du divertissement… La musique dite « classique », qui a traversé le dernier millénaire en nous apportant les émotions de l’humanité, est un art supérieur pour chacun. Elle oblige qui la sert à l’humilité pour la transmettre, vivante, sans l’abîmer – tout le contraire de l’arrogance de ceux qui prétendent marchander ce qui vaut le coup et le coût… Il va nous falloir pas mal de « chefs Svetlanov » pour ne pas tomber dans le vide.
 
Didier Lamare

Monaco, Auditorium Rainer III, 5 juin 2022
La captation des épreuves du samedi et du dimanche est visible sur medici.tv jusqu’au début septembre 2022 : www.medici.tv/fr/partners/evgeny-svetlanov-international-conducting-competition/

(1) https://www.concertclassic.com/article/compte-rendu-montpellierain-desormais-2eme-concours-international-de-direction-evgeny

(2) Le jury était composé de Pinchas Steinberg, Anthony Fogg, administrateur artistique du Symphonique de Boston et directeur du festival de Tanglewood, Tatiana Kandel, déléguée artistique de l’Orchestre national du Danemark, Daishin Kashimoto, Dmitri Liss, chef de l’Orchestre philharmonique de l’Oural, David Whelton, directeur artistique du Klosters Music Festival et Kazuki Yamada.
 
(3) www.resmusica.com/2022/06/06/pinchas-steinberg-president-du-jury-du-5eme-concours-evgeny-svetlanov/
 
 
Site officiel du Concours international de chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov :
www.svetlanov-evgeny.com/
 
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo :
www.opmc.mc/
 
Photo © Svetlanov Competition

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