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4.48 Psychosis de Philip Venables en création française à l’Opéra national du Rhin – Reflet austère et glacé de la dépression – Compte-rendu

Le compositeur britannique Philip Venables (né en 1979) avait composé en 2016 la musique de son opéra 4.48 Psychosis. Après le succès de sa création au Lyric Hammersmith de Londres, puis sa reprise au Covent Garden, l’ouvrage a essaimé jusqu’à Dresde. La production de Covent Garden atterrit maintenant à l’Opéra du Rhin, pour la première française de cet ouvrage lyrique désormais consacré internationalement. Il le mérite assurément. Car il s’agit d’un opéra nul autre pareil, sans véritable action théâtrale, sans personnages concrets ni intrigue précise, qui emprunte des chemins inaccoutumés dans l’art lyrique.
 

© Clara Beck

L’opéra lui-même reprend le texte, en anglais, d’une pièce de théâtre au titre éponyme tout aussi étrange, écrite par Sarah Kane en 1999 : une pièce sans personnage défini, et même sans dialogue clair. Sarah Kane devait se suicider peu après en avoir fini l’écriture, à seulement 28 ans, dramaturge désormais reconnue pour ses pièces « coup-de-poing » selon le mot d’un critique théâtral. 4.48 Psychosis (« Opéra en 24 scènes ») n’échappe pas cette règle dans une manière de « théâtre de la cruauté » cher à Antonin Artaud, faisant défiler des bribes de dialogues intérieurs d’une dépression aux frontières de la paranoïa. « 4.48 » signifie ainsi l’heure du réveil à l’hôpital, avant le plus profond désespoir et le choix d’en finir peut-être définitivement. Un thème autobiographique à n’en pas douter.

Venables a élu pour son opéra 6 chanteuses sans rôle vraiment déterminé, se mêlant ou intervenant en solo, un orchestre de 12 instrumentistes qui fait la part belle aux percussions, entre chant, texte parlé, diffusion enregistrée des paroles du texte, séquences qui versent parfois dans la musique de film ou d’ascenseur. À travers un langage qui n’hésite pas à la consonance ou à des références (façon Berg et Chostakovitch), d’un aspect percutant incisif et d’un réel impact tant musical que dramatique.
 

© Klara Beck
 
À l’Opéra du Rhin, en association avec le festival Musica, la mise en scène de Ted Huffman (Elayce Ismail a eu la charge de la reprise à Strasbourg ) met en exergue les propos, par une projection de textes en gros caractères sur les murs d’un huis-clos tout de blanc, chambre ou salle d’hôpital parsemée d’une table et de chaises. Vêtues simplement de collants et gilets sombres, les six intervenantes s’ébattent, vont et viennent, sans but précis, illustrant avec parcimonie les réflexions intérieures du livret ou ses crypto-dialogues (avec un psychiatre). Une manière austère et glacée, bien dans l’esprit de l’œuvre.
 
Gweneth-Ann Rand (ou Gwen, le personnage central ?), Robyn Allegra Parton (Jen), Susanna Hurrell (Suzy), Samantha Price (Clare), Rachael Lloyd (Emily) et Lucy Schaufer (Lucy) s’expriment vocalement et scéniquement sans ménager leurs effets ni tirer à soi leur partie, comme leur participation le réclame. Les membres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, en surplomb du décor de scène, réagissent d’une égale tension sous la direction nette de Richard Baker. Après une heure et demie sans répit, succès final auprès du public, tant pour les interprètes que pour le metteur en scène et le compositeur, ce dernier venu saluer en talons aiguilles et ongles vernis (histoire de rester dans le climat du spectacle).
 
Pierre-René Serna

Philip Venables : 4.48 Psychosis (création française) – Opéra national du Rhin, Strasbourg, 22 septembre 2019
 
Photo © Klara Beck

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