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3ème Festival Bayreuth Baroque – Queer in the city –Compte-rendu

 
Pour sa troisième édition, Bayreuth Baroque, le festival conçu par Max Emanuel Cencic, a investi, en plus du sublime théâtre margravial, le palais du centre-ville et la paroisse Saint-Georges située sur les hauteurs. Cette église du début du XVIIIe siècle est tout ce qui subsiste du palais de campagne des Margraves. Son écrin chantourné et son quadrilatère de galeries superposées prédisposent aux musiques intimes. Le vendredi 9 septembre on y a écouté l’Ensemble Diderot de Johannes Pramsohler. Installés au pied de l’autel, les virtuoses sont cernés par le public assis à leur niveau, baignés par les mouvances lumineuses du ciel de Franconie. Chaque mesure des sonates de Telemann, Fux et Tuma destinées à la cour de Dresde s’y déploie avec ce qu’il faut de précision et de réverbération.
 
Les mélismes de la piété gallicane

 
Le lendemain, à la même heure, Chantal Santon-Jeffery et Marie Theoleyre, accompagnées par le violoncelle de François Gallon et le positif de Loris Barrucand, ont donné les Trois Leçons de Ténèbres de François Couperin. Aux lumières de la veille avait succédé une grisaille d’automne où les mélismes de la piété gallicane transperçaient les ombres piquetées par trois candélabres. La configuration du lieu et son magnifique orgue rococo font de ce lieu un spot incontournable.
 
 Nicholas Tamagna (Timagene) & Maayan Lucht (Alessandro) © Falk von Traubenberg

Fausses morts et improbables résurrections
 
Paraphrasons la célèbre phrase de Lavignac à propos de Bayreuth ; bientôt il faudra s’y rendre en chaise à porteur, en carrosse ou en montgolfière. Car tout le petit - grand monde baroque vient de s’y précipiter pour assister à la recréation mondiale d’Alessandro nell’Indie (Rome, 1730) de Leonardo Vinci (1690-1730). Les langues espagnole, portugaise, anglaise et danoise ont cancané dans les loges auliques du théâtre conçu par Giuseppe Galli-Bibiena. Et personne n’est ressorti déçu par ce spectacle de près de quatre heures où resplendit l’opéra séria à la mode napolitaine.
 
Sur le papier, l’analyse qu’en livre Max Emanuel Cencic, le grand ordonnateur-metteur en scène-imprésario de la chose, promet un plaidoyer pro féministe du livret de Métastase utilisé soixante-dix-huit fois, et notamment par Hasse, Haendel, Cherubini, Jean-Chrétien Bach ... On y assiste aux intrigues politico-amoureuses d’Alexandre le Grand aux Indes où le Grec, tombé dans les rets de la reine Cleofide, se retrouve en compétition avec le roi Poro. Ajoutez un officier jaloux, Timagène, et une princesse libertine, Erissena, et voilà matière à force quiproquos agrémentés de batailles, de fausses morts et d’improbables résurrections. Il est cependant impossible de prendre au sérieux cette farce à l’ampleur wagnérienne et fleurant sa saison de carnaval à plein masque. La partition de Vinci est loin des grandeurs héroïques d’Artaserse, composé à quelques mois d’intervalle, ou de Gismondo, révélé il y a peu au disque par l’équipe de Cencic.  
La musique reste souriante, pétillante, peu dramatique, abondant en tonalités majeures mais ignorant les mineures. Martyna Pastuszka dirige du violon, et parfois depuis la scène son [Oh !] Orkiestra Histoyczna. Elle offre à la partition le dynamisme et les couleurs nécessaires pour enlever les ballets frénétiques et les gags incessants qui émaillent le spectacle. Nous voici en effet transportés à la cour du roi Georges IV en pleine expansion coloniale de l’empire britannique aux Indes. Le décor ? L’exotique Royal Pavilion de Brighton où Alexandre / Georges offre à sa cour ses intrigues sur un petit théâtre. Cette mise en abyme multiplie les trouvailles amusantes. Les didascalies du livret sont ainsi incarnées par deux messieurs Loyal parlant un anglais ampoulé. Les innombrables costumes flashy de Giuseppe Palella renvoient à Bollywood, à La Chronique des Bridgerton et à un Drag Race rococo.  

Fantasque érudition et regard décalé
 
Chaque protagoniste, danseuses compris, étant incarné par un homme, le risque était cependant d’assister à une caricature de travestis car la mise en scène force le trait et ne lésine pas sur les minauderies et les mimiques. Mais qui sait rire de ses ridicules n’est jamais ridicule. Ce serait d’ailleurs méconnaître la fantasque érudition et le regard décalé que Cencic porte sur l’univers des castrats. Le contre-ténor assume pleinement ces troubles du genre depuis ses premiers disques, que l’on se rappelle la couverture d’un album Caldara (Capriccio 2005) qui fit grincer quelques mâchoires musicologiques.  

 

Bruno de Sá (Cleofide) © Falk von Traubenberg

Phénoménal Bruno de Sá
 
Dix-sept ans ont passé et la réception du queer lyrique concurrence désormais la vision viriliste de l’opéra. Si un tel Alessandro est aujourd’hui possible, c’est que la tribu des contre-ténors s’est prodigieusement élargie, allant de l’alto au sopraniste colorature. Cela permet de jouer avec les contraintes des années 1700 voulant que les rôles à l’opéra, notamment à Rome, soient assumés par des hommes. Le plus récent exemple, phénoménal, est le brésilien Bruno de Sá, ici la reine Cleofide. Brillamment travesti, poitrine comprise, il est impossible d’attribuer un sexe à cette voix qui atteint les hauteurs d’une Beverly Sills. Il faut l’entendre duelliser avec Franco Fagioli à la fin du premier acte et improviser une cadence sur la Reine de la nuit et La Traviata ... En Poro, Fagioli met son public à genoux en déployant son ambitus allant des graves d’Yma Sumac aux aigus d’un rossignol dopé, sans oublier une prodigieuse capacité à vocaliser, cette fois sans ces grimaces articulatoires dont on lui fait le reproche.

 

Jake Arditti (Erissena) & Franco Fagioli (Poro) © Falk von Traubenberg

Athlétisme vocal ... et chorégraphique !
 
 Alessandro devait initialement être incarné par un autre phénomène, Denis Orellana. Mayann Licht est venu tardivement le remplacer. Le timbre est lumineux, souple et d’une belle agilité mais le jeune sopraniste doit encore travailler sa projection pour se mesurer aux divas présent.e.s sur le plateau. Les couleurs de Jake Arditti sont celles du marbre et habillent d’une verve truculente le personnage d’Erissena. Nicholas Tamagna, grimé en bossu zézayant, déploie la plénitude d’un alto viril. Seul ténor de cette production, Stefan Sbonnik montre l’impétuosité d’un Juan Sancho dont il possède les couleurs. L’athlétisme est également l’apanage des danseurs. La chorégraphie de Sumon Sudra utilise leur plastique avantageuse pour se jouer des métaphores animalières si prisés par l’aria da capo, cheval, lion et parfois bête à deux dos.
 

Max Emanuel Cencic © © Lukasz Rajchert

Cencic, réincarnation d’entrepreneur baroque
 
Cet Alessandro nell’Indie est visible durant un an sur Arte.concert.(2) On y retrouve également le récital que le maître des lieux, Il Signore Cencic, a voué à Senesino. En vingt ans de scène, le timbre a évolué en un alto dense et mordoré. Sa science des ornements soulève l’enthousiasme lors d’un bis explosif, l’air de victoire « Se fiera belva ha cinto » tiré de Rodelïnda. On en aurait voulu encore davantage mais cet homme-orchestre, réincarnation d’entrepreneur baroque, sait se faire désirer. La saison 2023 nous met d’ores et déjà en appétit en annonçant un Flavio de Haendel et l’Orfeo de Monteverdi avec … Rolando Villazón.
Bayreuth queer, oui, mais pas trop.
 
Vincent Borel

(1) www.arte.tv/fr/videos/110699-001-A/alessandro-nell-indie-de-leonardo-vinci/
 
Bayreuth, Théâtre des Margraves, église Saint-Georges, 9 & 10 septembre 2022
 
Photo © Falk von Traubenberg
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