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2ème Festival « L’Esprit du Piano » à Bordeaux - Un piano, des personnalités - Compte-rendu


Il manquait à Bordeaux un festival de piano à sa mesure. A l’évidence, avec L’Esprit du Piano – petit clin d’œil à Montesquieu ! – la capitale de la Gironde l’a trouvé, que l’on en juge par la qualité de l’affiche aussi bien que par le considérable succès public que vient de remporter une manifestation qui n’en est pourtant qu’à sa deuxième édition.

Le thème de la transmission constitue une dimension essentielle pour Paul-Arnaud Péjouan (fondateur et directeur artistique de L’Esprit du Piano) : tous les ans un maître et l’un de ses élèves sont programmés à Bordeaux (Aldo Ciccolini et Gabriele Carcano étaient présents l’an dernier).



Trois jours après le disciple, Alessio Bax, l’édition 2012 accueille un artiste trop rare sur les scènes hexagonales : Joaquin Achucarro. « Le style c’est l’homme » : le jeu du pianiste espagnol se révèle à l’image d’un être dont la noblesse va de pair avec la plus totale simplicité. Plénitude sonore, qualité du timbre, subtilité des nuances, Achucarro manifeste un véritable art de la registration avec la Toccata, Adagio et Fugue BWV 564 de Bach, ouvrage pour orgue acclimaté au piano par Ferruccio Busoni. Dans l’Opus 109 de Beethoven, il ose l’âpreté du matériau sonore, des ruptures, des tensions qui contrastent salutairement avec des approches trop polies du musicien allemand, pour en mieux en souligner la brûlante humanité.

Parmi les compositeurs les plus chers à Achucarro, Ravel revient très souvent dans ses programmes, en particulier les Valses nobles et sentimentales et Gaspard de la Nuit qui occupent d’ailleurs la seconde partie de la soirée. Une fois plus, on est captivé par la fluidité de l’interprète dans les Valses, la subtilité avec laquelle, dans des tempi plutôt retenus, il les enchaîne, nettement caractérisées, jusqu’à l’apothéose poétique de l’Epilogue. Dans le redoutable Gaspard, Achucarro fuit l’effet, se concentre sur la nuance et cultive une approche secrète, souterraine et envoûtante. Ovation d’un public que l’artiste gratifie en bis du Nocturne pour la main gauche de Scriabine – où l’art de la pédale d’Achucarro fait une fois de plus merveille ! – et d’une sombre et âpre Danse rituelle du feu de Falla qui renonce aux effets de manche pour mieux renouer avec l’esprit de la Gitaneria du maître de Cadix. Du grand art.

Pour tous ceux qui suivent Bertrand Chamayou (photo en tête de page) avec attention depuis ses débuts remarqués dans les Etudes d’exécution transcendante de Liszt, sa réussite dans les Années Pèlerinage du même, aussi éblouissante soit-elle, n’a rien d’étonnant. La fréquentation du répertoire le plus varié (dont beaucoup de musique d’aujourd’hui) en soliste, avec orchestre et en musique de chambre, a nourri l’imaginaire sonore d’un musicien complet qui, la trentaine tout juste passée, donne la mesure d’un art que l’on a salué à l’occasion d’une intégrale des Années Pèlerinage dans son Toulouse natal, en septembre dernier au 32ème Festival Piano aux Jacobins (Lire l'article)

On pourrait reprendre en très large partie le commentaire que nous a inspiré cette soirée mémorable à propos des Années que Chamayou livre à Bordeaux, peu avant de récidiver à Paris puis à Grenoble, si ce n’est qu’au fil des semaines l’interprétation paraît avoir encore gagné en fluidité, en liberté, sans rien perdre en maîtrise – fulgurante et impeccablement « domptée » la Dante en est la meilleure preuve. « Ce n’est pas un pianiste, c’est un peintre », lâche un auditeur, bouleversé, au sortir d’une Troisième Année hissée sur des cimes poétiques. On ne saurait adresser plus bel éloge à un jeune interprète que l’on attend impatiemment à Paris (le 21/12, salle Pleyel) dans Concerto n°2 de Bartok sous la baguette de Pierre Boulez.



Le piano chinois ne se résume pas à Lang Lang et si Wu Mu Ye partage avec son compatriote un goût prononcé pour le répertoire romantique, il s’en distingue par la simplicité d’un jeu exempt tout maniérisme. La jeunesse (26 ans) est certes bien là, avec son désir d’affirmation, mais elle s’exprime de façon fervente et épurée dans l’« Appassionata » de Beethoven ou des Préludes de Chopin de ligne pure, jamais souffreteux. En conclusion, la Dante de Liszt souligne l’autorité et l’ampleur quasi symphonique du jeu d’un pianiste auquel Michel Plasson a fait confiance il n’y a pas si longtemps pour un concert avec son Orchestre National Symphonique de Chine.



Interprète au parcours musical intelligemment construit, David Bismuth est l’hôte de L’Esprit du piano pour un récital dont on profite bien au-delà du merveilleux écrin du Grand Théâtre puisqu’il est retransmis en direct sur Radio Classique. Sous les doigts de l’ancien élève de Catherine Collard et de Monique Deschaussées, la notion d’ « école française » garde tout son sens. Jeu timbré, ample mais aéré, jamais pesant ni compact. Après plusieurs enregistrements remarqués (pour Âme Son), Bismuth affirme toute la maturité de son art dans un récital « B.A.C.Hianas & Transcriptions » où Bach/ Saint-Saëns et Franck/Bauer se mêlent de manière aussi originale que cohérente à Villa-Lobos ou Saint-Saëns/Bizet (le 1er mouvement du 2ème Concerto pour piano transcrit par le futur auteur de Carmen, cela vaut le voyage !). Foisonnement des couleurs, netteté des plans sonores, la Chaconne de Bach/ Busoni couronne un concert où la technique aura continûment été soumise à l’impératif poétique. Le Saint-Saëns (Etude pour l’indépendance des doigts) et le Prélude de Bach/Siloti donnés en bis se conforment tout autant à cette excellente règle, pour le plus grand bonheur d’un public aux anges. Un poète a parlé…



Avec la transmission, la transcription constitue l’un des axes de la politique artistique de L’Esprit du Piano ; à chaque édition une pianiste-transcripteur est appelé à donner en création mondiale l’une de ses réalisations. Florian Noack était un invité tout trouvé pour le festival bordelais. Lauréat du Concours International de Cologne en septembre dernier, le jeune virtuose belge (21 ans) nourrit une passion pour la transcription et certaines de ses réalisations lui ont déjà valu les éloges d’un Berezovsky ou d’un Angelich, entre autres. A Bordeaux, il donne la première de sa Suite sur des thèmes d’Aleko de Rachmaninov. L’esprit du l’âge d’or du piano revit dans cette pièce intelligemment conçue, lyrique, rythmée, mais jamais tape-à-l’œil, tout comme dans sa Suite sur des thèmes de Shéhérazade, irrésistible digest pianistique de la célèbre Suite symphonique de Rimski-Korsakov enlevé avec lyrisme et feu. Qu’on ne cantonne surtout pas Florian Noack à la transcription et la grande virtuosité (électrisant Galop chromatique de Liszt !). Quatre Scarlatti, le Nocturne op 55 n°2, la Valse op 34 n°1 de Chopin, Wiegenlied et les Jeux d’eau à la Villa d’Este de Liszt montrent par ailleurs un interprète raffiné et sensible dont on n’a pas fini d’entendre parler. Tout comme de son éblouissante transcription de la Scène du Lac des Cygnes de Tchaïkovski donnée en bis !

« Cher 590168 : je vous aime ! » : l’autographe de Joaquin Achucarro sur la fonte du jeune mais déjà somptueux Steinway que tous les artistes ont joué pendant le festival traduit un bonheur, unanimement partagé par les autres interprètes. Un sentiment que l’on comprend mieux quand l’on sait que l’instrument était préparé par poète-accordeur nommé Gérard Fauvin.

Alain Cochard

Bordeaux, Grand Théâtre, les 24, 26, 27 novembre (Grand Théâtre) et le 28 novembre (église Notre-Dame) 2011

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Photo : Richard Dumas / Naïve

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