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29ème Festival international d'orgue en Charente – D'une seule aile de Frédéric Ledroit en création mondiale – Compte-rendu

 

À peine sa Passion selon saint Jean annoncée, puis créée à la Philharmonie de Ludwigshafen (1), Frédéric Ledroit (photo), organiste de la cathédrale d'Angoulême et directeur artistique du Festival international d'orgue en Charente, toujours dans l'anticipation, relevait corps et âme le défi d'un autre aspect de la musique vocale : l'opéra. Avec pour thématique « ces chemins d'exil que de trop nombreuses personnes empruntent. Deux couples syriens et leurs enfants fuient Alep en guerre…», initialement sur un livret du poète et écrivain italien Giuseppe Goffredo.
 
Douleur et espérance

 La source d'inspiration, plus personnalisée, a entre-temps fait sien le récit autobiographique d'un jeune migrant d'Alep en proie à la violence de sa propre famille et de la guerre. Spécialisée en droit des étrangers et travaillant sur la mémoire de l'immigration, Charlotte Canat a retranscrit deux années d'entretiens avec Taym Albarazi (2), jeune Syrien installé à Bordeaux pour qui la France, au terme d'une dramatique et longue errance, aura été le fruit heureux du hasard – lui qui ne parlait pas un mot de français il y a six ans le parle aujourd'hui magnifiquement. C'est ainsi que Taym, une odyssée syrienne (Elytis, 2022), récit douloureux, est devenu la trame de l'opéra de Frédéric Ledroit D'une seule aile – « Il faut porter en soi le chaos pour être capable d'enfanter une étoile dansante, écrivait Friedrich Nietzsche. Alors j'ai composé cette œuvre durant quatre années dans un chaos intérieur pour engendrer une étoile qui finalement porte en elle le germe de la Rédemption par la beauté amoureuse, celle d'une humanité aux plus belles espérances. »
 
À l'instar de sa Passion (3), le compositeur a souhaité proposer une version partielle de l'opéra (des pistes sont présentement à l'étude pour une production scénique), portant notamment sur le troisième acte, sous forme de poème symphonique pour orgue, récitante, danse et projection. Si la musique est bien celle de l'opéra, achevé et orchestré, la version présentée en ouverture du Festival constitue une œuvre pour ainsi dire indépendante, singulière du fait même de ses composantes.
Le texte entendu lors de cette création n'est pas celui du livre, mais une sorte de fil rouge inspiré de l'épopée de Taym Albarazi, qui assistait au concert, texte poétique conçu et restitué par Agnès Massias-Bognenko, soprano (disciple de Jacques Mars et de Robert Massard) mais aussi experte en « librettologie » – c'est elle qui signe le livret de l'opéra.
 

(de g. à dr.) Christine & Isabelle Braye, Frédéric Ledroit, Taym Albarazi, Agnès Massias-Bognenko © Mirou
 
 
Evocation de la condition humaine violentée
 
De forme et d'esthétique libres, la chorégraphie et l'interprétation gémellaire de Christine et Isabelle Braye, de la Cie Contes et Chimères, apportaient un surcroît d'humanité au mouvement de l'errance, cependant que des projections du graphiste Olivier Bekretaoui ponctuaient les étapes du récit. Généreusement équilibré, le rythme alterné du concert (filmé pour une mise en ligne ultérieure sur YouTube) était tout aussi singulier, Frédéric Ledroit improvisant à l'orgue sur la lecture du texte cependant que la danse accompagnait les sections retenues de l'opéra, soit six tableaux : Alep sous les bombes et la colonne silencieuse des bannisPremier exil dans Istambul l'orgueilleuse – De la chair à camion / Le bateau-noyade avec l'œil du cyclope-phareLe bateau-sauveurTaym, de l'Enfer revenuTaym au bout de l'exil. Jamais narrative, encore moins descriptive au sens du poème symphonique lisztien, la musique est avant tout évocatrice d'une condition humaine violentée : extrêmement concise et densifiée, à bien des moments bouleversante d'intensité dramatique, sans jamais surjouer le drame, perçu à travers le prisme d'une sorte de figuralisme humaniste, à d'autres étreignante de lyrisme et de sobriété poétique. S'il est impossible de se faire une idée véritable de ce que sera l'opéra porté en scène – tout autre chose –, le poème symphonique laisse d'emblée percevoir l'écho d'une aventure humaine suggérée par une musique étonnamment dense et sombre, mais dont l'inépuisable énergie tend irrésistiblement vers la lumière et l'espoir.
 
Si création rime trop souvent avec audition unique, ce ne sera pas le cas pour D'une seule aile, réentendu dans le cadre du Festival dès le 8 mai à Ruffec, puis de nouveau à Angoulême le 16 (représentation pédagogique pour des collégiens de Charente), le 25 juin à Saintes, le 20 août à Guîtres, le 23 septembre à Cognac, les 1er, 8 et 15 octobre à la Charité-sur-Loire, Mansle et Libourne, sans doute le 12 novembre à Jarnac.
 
Le patrimoine instrumental de la Charente n'est pas exceptionnel (4), mais les neuf concerts du Festival 2023 permettent néanmoins, comme chaque année et à tour de rôle, de le découvrir, chemin des écoliers proposant, avec retransmission vidéo, des programmes d'une souple diversité : orgue à quatre mains à Montbron ; flûte et orgue à Roumazières-Loubet ; trompes de chasse et orgue à Mansle ; orgue, mandoline (Nadia Denysenko, Ukraine) et voix à La Rochefoucauld ; voix (Chœurs Acamac et les Noctambules, Nicole Boucher, mezzo), clarinette (Éric Boucher) et orgue (Carl Grainger, qui vit entre France et Pays de Galles) à Jarnac. Mention particulière pour les deux derniers concerts, les 19 et 21 mai : Frédéric Ledroit, en la cathédrale d'Angoulême, dialoguera avec l'éminent guitariste de jazz Christian Escoudé, né à Angoulême dans un milieu manouche, Prix Django Reinhardt de l'Académie du Jazz en 1976 (avec le fils duquel, Babik Reinhardt, et Boulou Ferré, il forme en 1985 le Trio Gitan), partenaire aussi bien de Martial Solal que de Didier Lockwood, Victoire d'honneur aux Victoires du Jazz 2022 ; puis lors du concert de clôture, à Cognac, Giampaolo Di Rosa, titulaire à Rome de l'orgue Mascioni conçu par Jean Guillou pour Saint-Antoine-des-Portugais, jouera Liszt et Vierne, mais aussi Marco Enrico Bossi.

 
Michel Roubinet

Angoulême, cathédrale Saint-Pierre, 5 mai 2023
Ouverture du 29ème Festival international d'orgue en Charente (5-21 mai)
www.angouleme-agenda.com/fete-manifestation/festival-international-dorgue-en-charente/

(1www.concertclassic.com/article/la-passion-selon-saint-jean-de-frederic-ledroit-ludwigshafen-une-creation-porteuse-despoir
 
(2www.rcf.fr/articles/actualite/taym-albarazi-des-bombardements-dalep-a-bordeaux – passionnante et très touchante interview
     www.editionselytis.com/product-page/taym-une-odyssée-syrienne
 
(3www.concertclassic.com/article/festival-orgue-en-charente-la-cathedrale-saint-pierre-dangouleme-en-musique
 
(4orgue-aquitaine.fr/-Charente-.html
     inventaire-des-orgues.fr/orgues/?page=1&departement=Charente&sort=completion:desc
 
Photo © DR

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