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23ème Festival de Saint-Eustache - Orgue et… chorégraphie verticale - Compte-rendu
Inauguré le 2 juin par Jean Guillou – Bach, Guillou : Alice au Pays de l'Orgue, avec Brigitte Fossey en récitante, Moussorgski : Tableaux d'une exposition (transcription Guillou) – le Festival 2012 recevait de nouveau la Compagnie Retouramont de Fabrice Guillot, le samedi suivant, pour une « création musicale et chorégraphique » intitulée Vide Accordé. À la différence du Festival 2010, où les danseurs acrobates étaient accompagnés d'un programme de musique écrite (bien qu'en partie d'origine improvisée) : les six Sagas op. 20 (1970) de Jean Guillou par lui-même, le spectacle de « danse verticale » 2012 reposait musicalement sur une improvisation d'un seul tenant, magistralement mouvante et retenue, de Leonid Karev, titulaire à Paris de Notre-Dame de l'Assomption de Passy (orgue personnel Gutschenritter [1922] de Léonce de Saint-Martin, jadis place des Vosges, reconstruit et augmenté par Beuchet-Debierre en 1959) et du nouvel orgue Cattiaux de Saint-Médard de Brunoy (Essonne).
Surgissant lentement, comme du magma primordial, des jeux les plus graves de l'orgue, presque des infrasons encore inintelligibles, le vaste commentaire musical eut d'emblée pour finalité non de s'imposer pour lui-même, sans renoncer un instant à une réelle présence, d'une continuité savamment calculée, mais de sous-tendre et de porter le ballet aérien des danseuses acrobates – des femmes uniquement. De structure symphonique et contemporaine, mettant en œuvre toute la palette de l'orgue de Saint-Eustache – jusqu'à faire croire dans un semblant de pause centrale à une sonorisation, étranges grondements (contrebasson de 32 pieds du Récit) et orage lointain –, la musique allait habiller de part en part les évolutions vertigineuses des corps blancs suspendus à un réseau de câbles amarrés aux colonnes engagées de la nef, à hauteur de triforium – éloge de la lenteur, du geste démultiplié, poésie et précision mêlées.
Par deux ou par trois, les danseuses acrobates déployèrent une chorégraphie à la fois souple et géométrique, saisissante de détails ciselés, gestuelle en apesanteur mettant à profit le temps et l'espace vertical, sans réelle possibilité de déplacements rapides – jusqu'à cette évocation d'une ronde, façon Matisse, basculant soudainement sur un plan horizontal et tournoyant. Alors que ce long et fascinant tableau s'achevait, deux autres acrobates descendaient, côté nord, sanglées dans des harnais arrimés à des câbles d'une élasticité sidérante leur permettant de jaillir et de rebondir avec une souplesse et une énergie proches de la provocation envers la pesanteur. Chorégraphie et musique s'achevèrent dans la plus extrême sobriété : impossible d'imaginer spectacle plus singulier, sous les trente mètres de voûte de Saint-Eustache, que cette tapisserie visuelle et sonore, parfaite d'équilibre, de virtuosité comme estompée par l'aisance et le savoir-faire, de souffle et de mystère.
Le samedi suivant, le Festival conviait Mathias Lecomte, musicien complet pas encore trentenaire (prix d'orgue mais aussi d'harmonie, contrepoint, fugue, musique de chambre et orchestration au CNSM de Paris, ainsi que d'accompagnement au piano au Conservatoire Supérieur de Paris). Difficile de ne pas évoquer ici les problèmes récurrents dont souffre l'orgue de Saint-Eustache – on en reparlera plus précisément dans un autre compte rendu. En quelques mots : chaque soirée se trouve placée sous une épée de Damoclès ajoutant à la saine tension du concert la menace de défaillances aléatoires des commandes de l'instrument. Le 16 juin, c'était aussi la boîte expressive du Récit qui déclarait forfait. Chaque difficulté est naturellement l'occasion d'imaginer une parade aussi efficace que musicale. Le défaut de boîte expressive fut habilement contourné au moyen de la pédale de crescendo et du séquenceur, même si la progression dynamique, crescendo et decrescendo, ne portait plus sur une couleur donnée mais sur un enchaînement de timbres. Le résultat fut magistral, surtout dans la dernière œuvre du programme, écartant tout risque de rigidité dynamique.
Ce programme s'ouvrait sur le Prélude et (triple) Fugue en mi bémol BWV 552 de Bach (Clavierübung III), avec une mise en œuvre du Prélude richement registrée, moins portée à l'affrontement bipolaire auquel on est le plus souvent confronté. Sans doute gagne-t-on en diversité ce que l'on perd peut-être en homogénéité. Le tout dans un équilibre de timbres d'une belle et lumineuse tempérance. Suivait un extrait de la dernière Suite (op. 55, 1927) des Pièces de Fantaisie de Vierne : Naïades, dont l'irrésistible fluidité et l'opulence sonore permirent de saisir le moindre tournoiement, à défaut de les rêver, un peu lointaines, nimbées de brume d'eau. Mathias Lecomte fit ensuite entendre les trois Poèmes (2002) de Thierry Escaich, adaptation pour orgue seul de ses Trois Motets pour douze voix mixtes et orgue (1998), d'après des poèmes d'Alain Suied (Le Pays perdu, 1997). S'y retrouvent l'une des marques d'Escaich : le rythme, martelé, décomposé, mais aussi un lyrisme et une flamboyance symphonique de première grandeur. À même de réconcilier de manière exemplaire le grand public avec l'orgue et la musique de notre temps, l'œuvre fut admirablement servie par Mathias Lecomte.
Pour couronner son récital, le musicien avait choisi la Sonate sur le Psaume 94 de Julius Reubke (1834-1858), achevée, juste après sa Grande Sonate pour piano, l'année même de la mort prématurée de ce disciple de Liszt – dont l'ombre est naturellement sous-jacente, notamment dans l'immense fugue de conclusion. Lui-même pianiste, ce qui s'entend indéniablement dans ce genre de répertoire instrumentalement exigeant, Mathias Lecomte mit également en exergue dans ce monument de Reubke, évocation fulminante et éruptive du « Dieu vengeur », une dimension intensément wagnérienne, aussi lyrique et élégiaque qu'orchestralement « romantique » – le Wagner de Tannhäuser et de Lohengrin. Les prodiges de registration-orchestration furent légion, fondement d'une interprétation enthousiasmante et d'une formidable beauté. Après un tel programme, Lecomte offrit encore en bis la sixième des Sagas op. 20 de Guillou, qui dans les Visions cosmiques (improvisées) d'origine s'intitulait Icare – prodigieux !
Outre la Fête de la Musique du 21 juin (Vincent Crosnier à 14 heures, Yanka Hekimova à 14 h 30 ; présentation de l'orgue par Jean Guillou à 20 heures), dans le cadre des 36 heures de musique organisées par la paroisse Saint-Eustache, le Festival se poursuivra dès le 23 juin avec Jean-Luc Thellin à l'orgue et l'Orchestre d'Harmonie de la Musique de la Police Nationale dirigé par Jérôme Hilaire : Symphonie avec orgue de Saint-Saëns, mais aussi Liszt, Guillou (de nouveau la 6ème Saga, de plus en plus entendue en concert) et Nicolas Bacri.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Eustache, les 9 et 16 juin 2012
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Le blog de Saint-Eustache
Compagnie Retouramont / Fabrice Guillot
Leonid Karev
Mathias Lecomte
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