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14e Festival Musica Nigella – Une perle sur la Côte d’Opale – Compte-rendu

Le paysage musical français réserve de merveilleuses surprises. A deux heures de train de Paris, le Festival Musica Nigella est de celles-là. Homme orchestre, à la fois corniste (disciple de Georges Barboteu, il est membre des Musiciens du Louvre-Grenoble, de l’Orchestre Poitou-Charentes et de l’Orchestre Pelléas), compositeur et chef, Takénori Némoto (photo, au centre) a installé il y a treize ans sur la Côte d’Opale le Festival Musica Nigella avec des amis instrumentistes. Leur réunion régulière a fini par susciter en 2010 la naissance de l’Ensemble Musica Nigella (d’un douzaine de membres pour son noyau dur), formation dont a pu à diverses reprises jauger la qualité au Théâtre de l’Athénée à Paris – en particulier lors d’un inoubliable Pierrot lunaire façon bunraku en 2017(1).

Variée, la programmation de Musica Nigella couvre un large spectre stylistique, du baroque à nos jours, mais réserve toujours une place de choix au répertoire français – et pas le plus couru –, ce qui n’étonne guère de la part d’un directeur artistique japonais amoureux et fin connaisseur de la culture française.
Dès le week-end inaugural de la 14e édition, on a ainsi pu découvrir un séduisant programme « Chausson, le littéraire », dans le cadre de la Chartreuse de Neuville-sous-Montreuil, défendu par Louise Pingeot (soprano), Eléonore Pancrazi (mezzo), Pablo Schatzman, Boris Blanco et Sandrine Naudy (violons), Jean-Michel Dayez (piano & célesta), Anne-Cécile Cuniot (flûte), Laurent Camatte (alto), Annabelle Brey (violoncelle) et Marie Normant (harpe).

Eléonore Pancrazi dans la Chanson perpétuelle © Jean-François Tourniquet

Takénori Némoto aime à transcrire des partitions orchestrales pour petit ensemble. C’est plutôt d’une reconstitution dont il convient de parler avec La Tempête, musique de scène écrite en 1888 pour accompagner la pièce de Shakespeare traduite par Maurice Bouchor. De cette partition, on connaît la version pour orchestre, mais la Bibliothèque nationale conserve des fragments d’une mouture pour sextuor instrumental. D’où l’idée, pertinente, de Takénori Némoto de la reconstituer pour cinq numéros de la partition : le résultat d’avère on ne peut plus convaincant, jamais étique, et séduit par la finesse des timbres. Les voix d’Eléonore Pancrazi et Louise Pingeot, idéalement appariées comme le prouve le Duo de Junon et Cérès, font merveille, dans le Chant d’Ariel pour la mezzo, dans la Chanson d’Ariel pour la soprano. Deux morceaux instrumentaux ont également été retenus : l’Air de Danse et la Danse rustique, pages que les interprètes abordent avec une jubilatoire fraîcheur.

D’une aérienne pureté –  et d’une diction parfaite comme sa  consœur – dans la Chanson d’Ariel, Louise Pingeot retrouve ce personnage shakespearien avec Ariel’s Hail pour soprano, flûte et harpe de Kaija Saariaho. Cet intermède contemporain (la pièce date de 2000) ménage une poétique transition vers la fameuse Chanson perpétuelle, par Eléonore Pancrazi. La mezzo est depuis longtemps fidèle à Musica Nigella et entretient une complicité parfaite avec les instrumentistes qui l’entourent. « Mon bien aimé s’en est allé/Emportant mon cœur désolé » ... : en plus de chanter, admirablement, les vers de Cros, elle vit la douleur qui les parcourt avec intensité et une humanité rares. Déchirant.

Complicité encore et toujours dans le Concert op. 21, pour violon, piano et quatuor à cordes, qui occupe la seconde partie de soirée. Pablo Schatzman et Jean-Michel Dayez tiennent les « rôles principaux », mais nul ici ne tire la couverture à soi et c’est le qualificatif fusionnel qui résume le mieux un interprétation fouillée, vivante, narrative, pleine de sève et de couleurs, portée par un piano formidablement maîtrisé et jamais envahissant.

On est heureux d’apprendre que les micros ont immortalisé cette soirée Chausson, comme ils l’avaient fait l’an passé lors d’un concert Ravel donné par la mezzo Marie Lenormand et les musiciens de Musica Nigella. L’enregistrement vient de paraître sous le titre « Ravel, l’exotique » (2). Shéhérazade (transc. T. Némoto), Introduction et Allegro, Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, Tzigane (emporté par l'ardent et inventif archet de P. Schatzman !), Rhapsodie espagnole (transc. T. Némoto): plus qu’un disque, un voyage sous la conduite de guides inspirés – et deux splendides transcriptions à ajouter au catalogue déjà fourni de Takénori Némoto !

Le 14ème Festival Musica Nigella se prolonge jusqu’au 2 juin. Parmi ses temps forts, retenez le Hamlet d’Ambroise Thomas programmé le 1er juin au théâtre de Montreuil-sur-Mer, sous la direction de Takénori Némoto et dans une mise en scène de Didier Henry, avec Laurent Deleuil, Louise Pingeot et Erwan Piriou entre autres.

Alain Cochard

(1) www.concertclassic.com/article/pierrot-lunaire-au-theatre-de-lathenee-schonberg-au-pays-du-bunraku-compte-rendu
(2) 1 CD Klarthe Records K 083

Neuville-sous-Montreuil (La Chartreuse), 24 mai 2019
14ème Festival Musica Nigella, jusqu’au 2 juin 2019 : www.musica-nigella.fr

Photo © Jean-François Tourniquet

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