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Une interview d'Eve-Maud Hubeaux, mezzo-soprano – « La magie de l’opéra est de nous donner l’occasion d’incarner des personnalités très éloignées de la nôtre »

 
Elle fait partie de cette jeune génération d’artistes lyriques qui débordent d’énergie, de projets, d’activités et qui, par son tempérament et sa fougue, déplacerait des montagnes. Eve-Maud Hubeaux s’est fait connaître discrètement du public parisien avant d’être propulsée au premier plan sur des productions marquantes comme avec ce récent Hamlet mis en scène par Warlikowski, qui réunissait le gratin vocal du moment (Oropesa, Tézier, Teitgen). Après des débuts remarqués sur de grandes scènes européennes et françaises – on se souvient de sa prestation dans le Don Carlos imaginé par Christophe Honoré à Lyon en 2018 où elle ne quittait pas sa chaise roulante – l’Opéra de Paris ne peut plus se passer de cette mezzo-soprano conquérante qui, de La grande Vestale à Fricka, en passant par Amneris, fait feu de tout bois avec un appétit de louve. Elle a répondu à nos questions à quelques jours de la première de La Walkyrie présentée du 11 au 30 de novembre à l’Opéra Bastille.

 
 
Il y a dix ans vous débutiez sur la scène de l’Opéra Bastille dans le petit rôle d’Annina du Rosenkavalier mis en scène par Wernicke, sous la direction de Jordan. Pensiez-vous alors que vous seriez régulièrement invitée par cette institution et que vous interprèteriez quelques années plus tard Amneris et Fricka comme c’est le cas en ce début de saison ?

Rosenkavalier était un remplacement qui a devancé mes débuts à l’Opéra de Paris, mais j’avais déjà signé deux autres productions. Je savais donc que mon audition avait plu et que la collaboration était déjà bien engagée. Bien entendu, cela ne signifie pas toujours qu’elle se poursuivra dans le temps, surtout en cas de changement de direction. Je suis cependant très chanceuse et heureuse, d’avoir pu revenir presque chaque saison depuis dix ans à l’Opéra de Paris.

 

Eve-Maud Hubeaux en Amneris © evemaudhubeauc.com

 
 
« D’autres grandes carrières ont connu ce déclencheur qui accompagne un « remplacement au pied levé » et je m’inscris en ce sens, presque dans une tradition. »

 
Amneris est pour toute mezzo-soprano qui se respecte, une sorte de Graal verdien et une des partitions les plus exaltantes du répertoire. En remplaçant au pied levé une collègue à Salzbourg en 2022, votre carrière a connu un formidable coup d’accélérateur. Peut-on dire avec un peu de recul, qu’il s’agit là de votre rôle-signature et quoiqu’il arrive celui que vous aurez plaisir à fréquenter le plus longtemps et le plus souvent ?

Ce remplacement à Salzbourg en 2022, ainsi que mes débuts à l’Opéra de Vienne dans un autre Verdi, Don Carlos, en 2020, ont été deux éléments importants de ces dernières années, qui m’ont permis d’interpréter des rôles de mezzo de tout premier plan. D’autres grandes carrières ont connu ce déclencheur qui accompagne un « remplacement au pied levé » et je m’inscris en ce sens, presque dans une tradition. Une telle opportunité est une chance mais aussi un risque. Transformer l’essai, c’est profiter d’un courant ascendant exceptionnel. Amneris fait depuis partie des rôles qui reviennent quasiment chaque saison désormais, avec Eboli et Carmen. Ces trois rôles seraient donc mon trio gagnant, même si Eboli a une petite longueur d’avance, en particulier dans sa version française.

 

Calixto Bieito © Enrique Moreno Esquibel  

> Les prochains opéras de Wagner <

Il était assez logique que vous fassiez partie de cette entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris de l’Aida conçue par Shirin Neshat pour Salzbourg en 2017 et reprise en 2022. Qu’est-ce que ce spectacle vous a apporté sur le plan scénique et selon vous à l’ouvrage tout entier ?

J’étais très honorée que Paris fasse appel à moi pour cette nouvelle production. Après avoir eu la chance de chanter le rôle d’Amneris sur d’autres grandes scènes, il était presque logique que je me retrouve à Paris : c’était surtout très émouvant pour moi. Dans sa mise en scène, Shirin a eu à cœur de montrer que le statut de « victime » ne se résumait pas à ceux que l’on dit « oppressés », mais que chaque personnage lutte avec des contraintes, des obligations et des contradictions. En ce sens Amneris n’est pas, pour elle, la méchante de service, mais une femme à l’étroit dans sa position de princesse, délaissée par son père, sincèrement amoureuse de Radamès et donc jalouse d’Aida. Son repentir au IVème acte est sincère et son désespoir réel. C’est donc une version de chair et de larmes que nous avons présentée dans cette production. De même les autres personnages, en dehors peut-être de Ramfis qui conserve dans cette lecture son rang et jouit de sa toute-puissance, sont plus humains que dans d’autres productions que j’ai pu faire ou voir.
 

Pendant les répétitions de La Walkyrie à l'Opéra Bastille © Calixto Bieito - OnP 

 
« La vision de Calixto Bieito est très contemporaine et le regard qu’il porte sur la déchéance des Dieux très actuel. »

 
A peine aviez-vous terminé de chanter Aida que vous répétiez déjà le second volet de la Tétralogie qui sera donné à la Bastille durant le mois de novembre. Fricka est l’inflexible garante des règles alors que son mari Wotan, se montrerait plus conciliant ; est-il facile de camper un tel personnage dans l’une des sagas musicales les plus palpitantes de l’histoire ?

La vision de Calixto Bieito est très contemporaine et le regard qu’il porte sur la déchéance des Dieux très actuel. Ils les présentent comme des ultra-riches qui vivent entourés de technologie (même les animaux de compagnie sont des robots). Après la perte des pommes de Freia, les dieux ont perdu leur immortalité et donc Fricka devient obnubilée par l’idée de ne pas vieillir. Elle abuse de la chirurgie esthétique et, dans une idée néonazie, devient garante de la pureté de lignée divine. Calixto a utilisé explicitement des symboles prônés par l’eugénisme nazi. De plus, elle est aigrie et agressive comme jamais envers Wotan. En bref, le metteur en scène brosse le portrait d’une femme qui n’est pas très sympathique. Incarner un tel personnage n’est pas évident, en particulier lorsque son propre visage est transformé par le maquillage, comme l’a souhaité Calixto, pour contraster avec la Fricka belle et sexy vu dans Rheingold. Toutefois c’est aussi la magie de l’opéra : nous donner l’occasion d’incarner des personnalités très éloignées de la nôtre et d’y trouver une certaine forme de jouissance. Ainsi pendant les vingt minutes où elle intervient, Fricka se déchaîne contre Wotan et Eve-Maud se régale de chanter et d’interpréter une telle vipère.
 

Ian Paterson, interprète de Wotan dans la production du Ring de Calixto Bieito © Wolfgang von London

 
 
« Ici nous avons la chance de créer un personnage dans le concept posé par le metteur en scène. »

 
 
A la différence de bien des productions lyriques qui sont des reprises, vous faites partie de cet Anneau du Nibelung qu’est en train de mettre en place Calixto Bieito et dont le public a pu découvrir le prologue, Rheingold la saison dernière. Il s’agit là d’un travail en train de se faire et dont vous ne connaissez pas encore la totalité. Cette Fricka est donc celle de son metteur en scène et d’une certaine façon la vôtre. Qu’est-ce que cela procure artistiquement parlant ?

Une création est toujours un processus complexe et excitant. Contrairement à certaines reprises où notre marge de manœuvre est quasi inexistante, ici nous avons la chance de créer un personnage dans le concept posé par le metteur en scène. Le travail avec Calixto est en ce sens particulièrement libre, car il compte beaucoup sur les chanteurs pour lui proposer des incarnations. Il y a donc beaucoup d’improvisation dans le processus créatif avant que ne soit fixé le cheminement scénique. Il s’adapte aussi beaucoup à chaque individualité et refond des parties de son spectacle si un interprète vient à changer. Il est certain aussi que tant que nous n’avons pas vu le cycle dans son entier, beaucoup de choses restent en suspens et risquent d’être modifiées.
 
Propos recueillis par François Lesueur le 6 novembre 2025

 

> La programmation de l'Opéra Bastille <

 Wagner : La Walkyrie
Du 11 au 30 novembre 2025
Paris – Opéra Bastille
www.operadeparis.fr/saison-25-26/opera/la-walkyrie

Photo © P. Matsas

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