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Une interview de Stéphane Braunschweig – « Je recherche la simplicité et la radicalité, sans jamais réduire. »

Heureux directeur du Théâtre de la Colline depuis janvier 2010, Stéphane Braunschweig partage son temps à parts égales, entre art lyrique et art dramatique. Cet intellectuel, passionné de littérature et de culture germaniques ne s’était encore jamais aventuré sur les terres belcantistes. Après Mozart, Michel Franck lui a confié la mise en scène de Norma, programmée du 8 au 20 décembre au Théâtre de Champs-Elysées. Rencontre avec un créateur aux choix parfois radicaux, mais toujours respectueux des œuvres qu’il porte au plateau depuis vingt-cinq ans
 
Que votre nom soit associé à celui de Norma est pour le moins surprenant, vous qui vous êtes intéressé jusque-là à Beethoven, Verdi, Strauss, Mozart ou Debussy. Est-ce parce que Wagner admirait tant l'art de la cantilène bellinienne que vous vous êtes décidé à mettre en scène l'un des sommets du répertoire belcantiste ?
 
Stéphane BRAUNSCHWEIG : C'est plus simple que cela (rires) ! Michel Franck m'a parlé de son projet de monter Norma et m'a demandé si cela m'intéresserait. Je lui ai répondu que j'allais relire le livret, car je connaissais l'opéra par la musique, mais moins par son
texte, n'ayant jamais eu l'occasion de voir des mises en scène. Je me suis mis très sérieusement à relire le livret pour voir de quoi il retournait et j'ai d'abord été effrayé par le côté péplum où s'affrontent Romains et Gaulois, puis me suis rendu compte qu'il est en fait intéressant. En écoutant la partition livret en main, j'y ai vu des aspects dramatiques et théâtraux insoupçonnés. Par la suite, en la travaillant, je me suis aperçu que cette œuvre était bien écrite, pas seulement musicalement, mais également d'un point de vue psychologique : c'est souvent plus facile à faire que certaines reprises d'airs de Verdi. Il y a une cabalette, oui, mais que c'est beau ! La musique est exceptionnelle et comme j'ai senti que l'on pouvait faire quelque chose avec ce livret, j'ai finalement accepté.
 
Plus sérieusement, vous, homme de théâtre qui avez toujours aimé vous attaquer à des œuvres lyriques aux livrets puissants, qu'il s'agisse de celui de L’affaire Makropoulos, de Wozzeck, de la Tétralogie ou de Don Giovanni, n'est-il pas frustrant de devoir se pencher sur une œuvre où ce qui prime n'est plus le texte, mais la musique et plus que tout la beauté vocale, Norma étant le parangon du bel canto ?
 
S.B. : La partition prime c'est exact, le livret n'est pas exceptionnel, mais on peut faire du théâtre avec, et c'est un support parfait pour mettre en valeur les sentiments exprimés par la musique. Mais elle n'est pas que cela, car elle s'appuie sur des situations fortes : pensez à « Casta diva », il s'agit d'une situation intéressante, la musique est sublime, c'est entendu, mais nous sommes face à quelqu'un qui vient faire une prière pour que la paix soit maintenue, qui se trouve devant une population guerrière et le pire c'est qu'elle le fait pour de mauvaises raisons. Si nous avons la chance de disposer d'une bonne chanteuse qui interprète cette scène en jouant efficacement ce double jeu, alors il ne faut pas s'en priver.
 
Précisément, qu’est-ce que la soprano Maria Agresta qui a déjà incarné Norma dans plusieurs productions (à Tel Aviv, Zürich et Turin) apporte selon vous, de neuf, à ce rôle complexe de grande prêtresse, femme mariée et mère de deux enfants, partagée entre ses obligations et la trahison de celui qu’elle aimait ?
 
S.B. : D'abord il s'agit d'une jeune femme et donc d'une jeune artiste ce qui est bien, car ce personnage est parfois chanté par des chanteuses très - trop !- expérimentées et là je suis très content de disposer de quelqu'un de jeune et de simple dans sa façon d'être là, humainement très franche, et très sympathique. Il ne s'agit pas de quelqu'un de perché, elle est là et l'on peut travailler avec elle concrètement. Etant intéressé par le personnage que je trouve profondément humain, sa part de monstruosité n'ayant rien à voir avec celle de Medée, je souhaite mettre en avant les contrastes violents qui parcourent l’œuvre et qui caractérise cette musique. Même avec le chœur je cherche à faire ressortir la douceur autant que la pulsion guerrière. Maria fait très bien ces contrastes, avec simplicité et émotion, c'est très agréable. Nous verrons le résultat, mais globalement je traite la chose dans une esthétique abstraite, en cherchant à montrer un monde souterrain, clandestin, loin de l'imagerie de la forêt peuplée de druides : seul un bonsaï a pu être sauvé. Nous sommes dans le béton et découvrons cette communauté qui se terre pendant une guerre. J'ai annihilé le fait qu'il y a ait des prêtres et des soldats. Il y a des hommes, vus comme des guerriers et des femmes, qui sont les prêtresses. Mais nous ne sommes ni dans un péplum, ni dans quelque chose de solennel. Ils accomplissent des rituels, mais avec les moyens du bord. Comme si on maintenait ces pratiques religieuses, mais avec ce qui a pu être sauvé et du coup, tout est ramené à un niveau humain et non dans la grandiloquence.
 
En dehors de votre réflexion sur le texte, comment procédez-vous dans votre démarche scénique ? Les enregistrements qui dans le cas de Norma sont légion, sont-ils une aide ?
 
S.B. : J'ai toujours écouté les enregistrements avec Callas, mais après il faut bien avancer, car objectivement Callas est si émouvante que l'on peut difficilement trouver un équivalent ; je sais que ce sera différent, de par les couleurs de l'orchestre, le tempo, je sais qu'il y aura moins de coupures. J'ai visionné quelques DVD qui m'ont donné des idées, mais on connaît les difficultés à l'avance et j'ai cherché à faire un spectacle assez simple, sans vouloir faire les pieds aux murs, seulement avec l'ambition redonner un accès simple à l’œuvre, en la dépoussiérant, pour aller à l'essentiel et être plus proche de la musique.
 
Cette fois vous ne travaillez pas avec Jérémie Rhorer, mais avec Riccardo Frizza. Recherchez-vous toujours avec le chef d'orchestre qui partage l'affiche avec vous, la nécessité d'être ensemble dans une écoute mutuelle ?
 
S.B. : Travailler avec lui est très facile car il est là depuis le premier jour. J'apprécie le fait de rencontrer un nouveau chef, d'autant plus que nous nous sommes très vite trouvés tous les deux et qu'il n'est absolument pas interventionniste ; dès qu'il a une question, il la pose et nous cherchons ensemble les moyens d'y répondre. De plus il est soucieux que la scène et la fosse fonctionnent en harmonie. J'ai confiance en sa présence.
 
Curieusement et à la différence du théâtre, vous n'avez-pas pour habitude de travailler avec les mêmes interprètes à l'opéra. Ne le regrettez-vous pas, vous qui appréciez la troupe et vous entourez depuis longtemps de fidèles ?
 
S.B. : Je le regrette parfois. Le problème du répertoire restreint les chances de se retrouver souvent, ce qui explique que je sois fréquemment entouré de gens nouveaux, mais cela ne me gêne pas car j'ai rarement de mauvaises relations avec les chanteurs. Sonia Ganassi qui a beaucoup chanté le rôle d'Adalgisa, est heureuse de chercher de nouvelles facettes de ce personnage et est prête à s'engager vers l'inconnu. Certains ont des réflexes qui limitent leur champ d'action, pas parce qu'ils ne veulent pas essayer, mais parce que la démarche qui consiste à les faire changer est complexe.
Il faut transformer leurs habitudes, ce que j'essaie de faire avec leurs propres histoires, leur vécu. Sur cette production les interprètes sont de bonne composition.
 
Vous savez on dit bien des choses négatives au sujet de chanteurs, mais pour les côtoyer depuis longtemps, je peux vous dire que la plupart aime travailler. Parfois ils en ont assez de faire la même chose et comme ils sont habitués à sauter de production en production, qu'ils créent rarement les spectacles, ils ne répètent pas assez ; de ce fait lorsqu’ils sont au contact de metteurs en scène qui les fait travailler, cela leur plaît. Sur la Tétralogie, j'ai éprouvé le sentiment qu'il s'agissait d'un travail de compagnie avec Simon Rattle bien sûr, mais également Willard White qui interprétait Wotan ; humainement il s'agit d'une aventure importante. J'ai également des souvenirs extraordinaires de Philip Langridge avec lequel j'ai réalisé Jenufa en 1996 et que je n'ai pourtant pas revu par la suite. Il y a eu des rencontres passionnantes, comme avec Anja Silja qui a chanté dans Jenufa puis que j'ai retrouvée sur L'affaire Makropoulos à Aix.
 
En tant que directeur du Théâtre de la Colline, vous êtes à l'origine de la programmation des spectacles, alors que vous dépendez des autres pour travailler à l'opéra : comment vivez-vous cela ?
 
S.B. : A l'opéra on me fait des propositions, que j'accepte ou que je décline et je ne trouve pas que cela soit désagréable de travailler sur commande. Il faut reconnaître que j'ai eu peu de moment de trou, mais de toute façon je serai incapable de réaliser cinq productions par an comme Olivier Py. A l'opéra je n'ai jamais voulu, ni pu en faire trop : à mes débuts j'ai reçu beaucoup d'offres que j'ai refusées pour ne réaliser que celles qui me tenaient à cœur et je dois avouer que je ne voulais pas non plus construire un réseau immense, car je tenais à poursuivre mon travail au théâtre. Finalement je n'ai jamais pensé à bâtir une carrière, ce qui m'a permis d'accepter les propositions comme elles venaient.
Le fait d'être également scénographe a beaucoup ralenti mon rythme de travail : deux mises en scènes par an c'est bien, trois c'est trop. Cette année j'ai monté Les géants de la montage de Pirandello à la Colline, puis j'attaquerai Britannicus à la Comédie Française, avec Norma entre les deux : c'est déjà énorme. Je ne peux pas faire plus, même si l'an dernier j'ai moins travaillé. Je ne sais pas comment font les autres, car je passe beaucoup de temps sur les partitions, à réfléchir, à rêver sur le décor et le fait de diriger un théâtre est également très chronophage. Lorsque l'on m'a proposé la Tétralogie en 2000, pour une première en 2006, je préparais Elektra pour 2002, avais en projet Wozzeck pour l'année suivante ; il me restait juste assez de temps pour débuter le Ring. J'ai donc refusé tout le reste, pour me concentrer sur le Ring, jusqu'au Don Carlos de la Scala en 2008. Ce qui veut dire que de 2003 à 2008, je ne me suis consacré qu'à Wagner, c'était tellement immense !
 Ces derniers temps j'ai travaillé régulièrement au TCE et j'ai un projet à Helsinki, une création mondiale d'après Sonate d'automne, confiée au jeune compositeur Sebastian Fagerlund, sur laquelle je retrouverai avec plaisir Anne-Sophie Von Otter, qui chantait Waltraute à Aix.
 
Pour quelles raisons l'opéra suscite-t-il toujours un tel engouement et ce malgré les difficultés qui touchent de plein fouet le monde de la culture ?
 
S.B. : Je ne sais pas... En fait l'opéra jusque dans les années soixante-dix était un art en déclin à cause de mises en scène conventionnelles ou trop liées au passé. Puis à partir du renouveau de la mise en scène, qui débute avec la décennie soixante-dix, marquée par les débuts de Chéreau et de quelques autres, cet art est devenu le lieu de la modernité et parfois de l'hyper modernité, entraînant dans son sillage toute une population qui s'est mise à s’intéresser à l'opéra, en plus des mélomanes traditionnels qui, sans aimer particulièrement ce nouveau courant, continuaient à écouter la musique. Le public traditionnel n'a donc pas disparu, alors qu'un public plus large et plus jeune a pris le chemin des salles d'opéras.
D'où l’engouement, mais là aussi il y a des effets de modes terribles. J'ai pour ma part un respect énorme pour les œuvres et j'essaie de les transmettre sans les défigurer. J'ai peut être fait des choix parfois radicaux, comme ceux du Ring, mais toujours dans le respect du compositeur, sans provocation gratuite. Je recherche la simplicité et la radicalité, sans jamais réduire. Parfois je suis agacé par certaines attitudes : relire Norma à l'aune de la Seconde Guerre mondiale et de la résistance ne me semble pas une bonne idée. Penser que certains aspects rappellent cet épisode oui, mais en donner l'image cela m'ennuie. Je n'aime pas que les œuvres soient instrumentalisées, je préfère trouver des ponts, tendre vers quelque chose de plus universel qui fasse rêver, un peu dans l'esprit de Grüber, qui fut l'un de mes maîtres à l'opéra, indiscutablement.
 
Vous avez déclaré au sujet de Don Giovanni que : « vous ne pouviez pas arriver devant une telle œuvre en étant parfaitement candide, puisque vous jouez la même musique avec des chanteurs qui ont déjà chanté dans d'autres productions ». Est-ce à dire que vous avez plus de liberté avec des œuvres plus éloignées du répertoire ?
 
S.B. : Je pense qu'une œuvre comme Don Giovanni permet beaucoup de liberté parce qu'il s'agit d'une œuvre libre. D'ailleurs Don Giovanni a donné lieu à quantité de très bonnes mises en scènes. Et on peut en faire encore de très différentes. Les spectacles n'ont rien à voir et sont tous intéressants car c'est un ouvrage qui se prête à tous les traitements imaginables, tout en conservant sa force. Tous n'ont pas ce pouvoir et cela ne dépend pas de leur notoriété, même s'il y a une pression quand on monte le Ring, La Traviata ou Don Giovanni, car l'attente est grande.
Pour autant avec Norma il y en a moins, car on n'attend pas tout de suite le metteur en scène, tout simplement parce que l'on y va avant tout pour écouter Norma. De même pour le théâtre : quand on s'attaque à des textes connus et qu'il y a des spectacles cultes, c'est difficile. La liberté dépend de ce que propose l’œuvre. Parfois il est très agréable de mettre en scène un titre que personne n'a jamais joué, c'est pour cela que j'ai hâte de travailler sur cette création à Helsinki.
 
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 27 novembre 2015.
 
Bellini : Norma
Les 8, 11, 14, 17 et 20 décembre 2015
Paris – Théâtre des Champs Elysées
www.concertclassic.com/concert/norma-de-bellini-0
 
 
 Photo © Elisabeh Carecchio

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