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Une interview de Philippe Jordan – « L’équilibre est à la base de mon organisation »

En poste jusqu'en 2021, Philippe Jordan, charismatique directeur musical de l'Orchestre de l’Opéra de Paris, dirige pour la première fois de sa carrière Moses und Aron de Schönberg à la Bastille, du 20 octobre au 9 novembre. C'est l'événement de la rentrée, une œuvre phare, grandiose et inachevée dans laquelle toutes les forces de la maison se sont investies. Partagé entre Paris et Vienne, ses deux ports d'attache, le maestro a pris le temps de répondre à nos questions, de nous faire part de ses réflexions, d’évoquer ses projets et de nous livrer sa conception du métier de chef d'orchestre.
 
Philippe Jordan, vous êtes sur tous les fronts, dirigez deux orchestres (celui de l’Opéra de Paris et des Wiener Symphoniker), jouez le répertoire lyrique, symphonique, la musique de ballet, vous êtes également pianiste en trio et bientôt accompagnateur vocal : comment parvenez-vous à mener à bien ces projets et à gérer cette carrière quasi schizophrénique ?
 
Philippe JORDAN : Oui, c'est un peu l'impression que cela donne (rires) ! Le fait d'avoir développé un certain répertoire m'aide à gagner du temps. Je pratique ce métier depuis vingt-et-un ans et je comprends aujourd'hui ce que m'avaient dit plusieurs maestri il y a dix ans, à savoir qu'à partir du moment où l'on a travaillé un grand nombre de partitions, il est plus facile de prendre des risques. Il faut surtout veiller à ne pas multiplier les nouvelles œuvres chaque année : il est important pour moi de ne pas dépasser deux ouvrages, c'est largement suffisant. Cette saison j'ai accepté de jouer pour la première fois Moses und Aron et La Damnation de Faust, l'an dernier j'ai seulement mis à mon répertoire Le Roi Arthus, car je débutais en parallèle à Vienne et il me fallait libérer du temps pour travailler le répertoire symphonique que j'ai pu en revanche limiter cette saison. L'équilibre est la base de mon organisation. Si je dois jouer au piano, ce qui est rare, je me mets au travail un ou deux mois avant l'échéance ; en général ce sont des morceaux que j'ai déjà travaillés et que par conséquent je n'ai pas besoin de reprendre à zéro. Je regarde la partition, je peux avoir quelques hésitations, mais tout revient assez vite. 
 
Cette saison vous accompagnerez Renée Fleming à Paris et à Vienne en récital : qu’est-ce qui vous a donné envie de répondre à cette proposition qui n’a rien de facile ?
 
P.J. : Oui en effet, mais là aussi il faut vous dire que nous avons déjà donné un récital similaire en mars dernier à Palm Spring : cela faisait partie d'un « deal » pour pouvoir l’accueillir à Paris. Si nous prévoyons les choses à l'avance et même si le programme peut subir quelques modifications, il est plus facile de s'arranger avec ces impératifs.
 
La saison qui vient de débuter s’annonce très riche et très dense, avec plusieurs productions lyriques à Bastille et de nombreux concerts. Qu’est-ce que chacune de ces pratiques musicales apporte aux autres ?
 
P.J. : Chaque chose que je fais, apporte à l'ensemble de mes activités, qu'il s'agisse de ma présence ici à Paris avec l'orchestre de l'Opéra, ou avec les Wiener Symphoniker. Je trouve très sain par exemple de me produire en tant que pianiste, car cela me responsabilise et mon travail de chef n'en est que plus efficace ; je m'en rends compte alors en répétition que je me donne différemment et il m'arrive de comprendre tout à coup mieux les attentes des instrumentistes.
Si je suis pianiste, je fais mes gammes pour me chauffer, puis me consacre aux passages difficiles pour gagner en maîtrise et en temps. Il en va de même pour l’orchestre, avec lequel il est inutile de jouer et de rejouer les mêmes passages, mais souvent plus important de s'arrêter sur les transitions. Quand je suis pianiste, j'ai le sentiment de percer avec plus d'acuité la psychologie du compositeur ce qui me permet une fois redevenu chef, de travailler différemment avec les musiciens, car je leur demande beaucoup et je perçois alors plus précisément la patience qu'il faut pour pénétrer la partition, la préparer, intégrer les consignes. Je comprends également mieux le rapport physique que le musicien entretien avec l'instrument dès que je l'ai moi-même expérimenté.
Ici à Paris nous venons de débuter le cycle Schönberg, tandis qu'à Vienne j'ai initié un cycle Bartók et je peux vous assurer que cela est très enrichissant, car lorsque je reviens avec le sens musical du phrasé de Bartók, cela fait du bien à Schönberg.
 
L'histoire a montré que certains grands chefs n'étaient pas forcément de grands accompagnateurs.
 
P.J. : Je ne suis pas un pianiste de concert et ne me considère pas comme un pianiste de grande qualité, mais je possède un savoir pour soutenir, écouter les voix, donner des couleurs, des qualités que ne possèdent pas forcément les concertistes. Il faut le voir sous cet angle là.
 
Comment a été conçue la première saison avec Stéphane Lissner. Y-a-t-il des œuvres que vous souhaitiez absolument diriger parce qu'elles s’inscrivent dans votre panthéon artistique et que vous vous devez de les avoir jouées à un certain moment de votre carrière, ou est-ce que les propositions sont nées d’une réflexion commune ?
 
P.J. : Je crois que l'on peut parler d'union ! Le rapport personnel et le respect pour la vision artistique sont la base d'une collaboration réussie. Je peux faire des propositions et en accueillir, car je sais que nous pouvons réfléchir et établir un vrai dialogue : cela s'est produit avec Moses und Aron. Stéphane Lisser voulait donner un signal politique, sociétal autant qu'esthétique pour marquer son arrivée. Il souhaitait mettre à l'affiche un chef-d'œuvre de l'art contemporain qui puisse parler au public, tout en parlant de lui et de son regard sur le monde, par l'intermédiaire d'un grand classique de l'art moderne. Quand Moses m'a été proposé, j'ai eu peur, car c'est un défi, mais cet ouvrage me fascine et je pensais l'aborder bien plus tard. J'ai donc regardé la partition et me suis dit qu'elle permettrait de présenter les masses artistiques de la maison, avant les chanteurs et le metteur en scène, et qu'il serait possible de leur rendre hommage, tout en établissant un lien avec les chœurs de l'Opéra qui réalisent un travail phénoménal ; ils répètent depuis un an. La plupart du temps le chef d'orchestre donne le travail au chef des chœur sans qu'ils ne puissent se rencontrer suffisamment, alors que cette œuvre nous offre une chance unique de construire ensemble une production. Le chœur grâce à cela a vu son niveau augmenter et je sais que cet apport va servir d'autres répertoires, je pense à Berlioz. Les choristes ont gagné en souplesse, en précision pour tenir les notes dans des accords dodécaphoniques, en clarté, car le texte ainsi assimilé leur permet de chanter plus legato, en souplesse rythmique aussi pour les transitions et grâce à cela, s'il me vient l'envie de changer de tempo, leur flexibilité est telle qu'ils peuvent y répondre sans hésiter : cela m'a fait dire que ces sensations étaient de l'ordre du jazz et si le dodécaphonisme peut procurer un tel plaisir, c'est génial !
 
Moses und Aron de Schönberg n’avait plus été entendu à Paris depuis 1995, date à laquelle Stéphane Lissner alors directeur du Châtelet l'avait confié à Herbert Wernicke et à Christoph von Dohnányi. Voilà encore un nouvel Himalaya à conquérir : comment l'avez-vous abordé, mentalisé, préparé ?
 
P.J. : Il faut l'avoir préparé avant les autres : je me souviens avoir discuté avec un assistant venu de Berlin en 2013, qui m'avait dit : « Si tu dois diriger cette œuvre en 2015, tu aurais dû commencer à la travailler avant-hier ! ».
Pour comprendre Moses il m'a fallu deux ans, et depuis un an je m'y plonge régulièrement surtout à cause du chœur. Notre chef de chœur avait heureusement pour lui et pour nous, déjà participé à deux productions différentes, ce qui est une chance. Il faut connaître la partition parfaitement, même si elle est extrêmement dense et savoir comment le public qui ne la connaît pas, perçoive à des moments-clés, une sensation musicale, car le temps ressenti n'est pas le même que le temps réel.
 Schönberg sait que sa musique est difficile pour les exécutants et pour l'auditoire et donne pour ce faire, des indications précises « Voix principales et voix secondaires », que l'on doit respecter. Le travail sur le texte est également capital car s'il est clair, l'émotion et le sens seront transmis au public. Il faut également veiller à donner un sens musical à chaque passage : s'il y a une valse, donnons de l'élan, du rubato, du glissando, jouons à la viennoise avec plus de vibrato, d'expression. Si les danses autour du Veau d'or ont un côté années vingt, cabaret, allons-y, donnons du sens, insistons sur les points forts, mettons plus de points d’orgue, prenons le temps entre deux passages si la dramaturgie le demande, pour obtenir plus de clarté. C'est une œuvre qui doit se découvrir collectivement et devant laquelle le public doit pouvoir réagir.
 
Après un ouvrage aussi complexe et puissant, pensez-vous que vous dirigerez La Damnation de Faust, Les Maîtres chanteurs, puis Der Rosenkavalier avec plus de facilité ou est-ce que l'exigence, la quantité de travail préparatoire propre à chaque œuvre est similaire ?
 
P.J. : Une fois que je vais me retrouver face à une partition où tout sera sur le mode majeur ou mineur, ce sera banal ou bienfaisant (rires). Après Schönberg tout ce que l'on va travailler va être différent. Mais Berlioz justement, ce visionnaire, est un cas particulier et son rapport avec la musique française de son temps n'est pas si éloigné que celui vécu par Schönberg au XXe siècle. Il y a des parallèles entre ces deux ouvrages, qui ne sont pas des opéras et qui ont immédiatement posé des questions sur la représentation scénique. J'ai hâte de me plonger dans cette Damnation car, là aussi, elle s'inscrit dans un cycle qui me tient à cœur et qui se prolongera avec Benvenuto Cellini, Béatrice et Bénédict, puis Les Troyens en 2019. Nous allons pouvoir côtoyer un auteur, travailler son style sur le long terme avec les collectifs de la maison. Je ne suis pas favorable aux grands événements qui ne sont pas suivis.
 
Lorsque Stéphane Lissner était au Châtelet, la notion de cycle lui tenait déjà à cœur. Le fait que vous aussi croyiez aux vertus de ce type de programmation ne peut être que bénéfique, d'autant que vous avez été reconduit au poste de directeur musical jusqu'en 2021 ?
 
P.J. : Oui, c'est exact, je suis persuadé que ce principe sera bénéfique pour le public et le profil de la maison : c'est indispensable. Avec le Ring, le cycle Beethoven, le cycle Schönberg et les suivants, le profil programmatique est un marqueur pour le public et ce principe permet d'instaurer un travail sur le long terme avec l’orchestre. Faire Wozzeck un jour et Barbiere di Siviglia le lendemain, ne me paraît pas exaltant !
 
Daniele Gatti s’est dit surpris dans une interview récente (1) de constater « qu’une partie du public et de la critique, en Allemagne particulièrement, surveillait le minutage de son Parsifal, mais ne se scandalisait pas de voir Rigoletto avec Saddam Hussein sur la scène. Pourquoi, ajoutait-il, devrait-on strictement respecter les indications musicales et se moquer des scéniques ; que dirait-on si je changeais à mon gré les couleurs de l’orchestre ? » Qu’est-ce que cela vous inspire et l'avez-vous déjà expérimenté en France ou à l'étranger ?
 
P.J. : Je suis très content d'être chef d'orchestre et d’avoir sous les yeux une partition sur laquelle tout est écrit et de ne pas être metteur en scène car celui-ci doit tout inventer, surtout aujourd'hui où le travail a changé. Il y a quarante ans, ils étaient des réalisateurs, même si certains étaient de grandes figures, alors qu'aujourd'hui on cherche des visionnaires capables de créer l'événement. Nous, chefs, avons la partition, pouvons changer les tempi, revoir certains équilibres, travailler l'esthétique d’exécution, les instruments, les voix, mais la partition est toujours là, donne un cadre. Et je tiens pour ma part à ce qui est écrit et refuserai toujours de faire des pauses de deux minutes dans une aria pour coller à la mise en scène, comme cela se pratique en Allemagne. Pour moi, il faut réaliser une partition, servir sonne un peu trop « esclave », respecter bien sûr, mais avant tout réaliser, plutôt qu'interpréter qui signifie appropriation. Si je devais changer quelque chose de fondamental dans une partition, je crois que je préférerais composer moi-même. Mais je n'en ai pas encore le temps...
 
Pouvez-vous nous expliquer cette phrase que vous avez prononcée : « Un chef doit certes prendre des décisions, contrôler, marquer son empreinte. Mais le grand art est de n’avoir plus besoin de montrer, que sa vision s’impose comme une évidence, que les musiciens se l’approprient à leur façon. Quand cela arrive, c’est magique ! ». Si vous en parlez c'est que vos l'avez déjà ressenti. Comment cela s'est-il traduit et est-il facile de retrouver cet état proche de l’ineffable et de l'éphémère ?
 
P.J. : Cela se prépare pendant les répétitions, qui ont souvent lieu trop tôt, ou trop tard, mais nous en avons besoin pour faire fonctionner l'orchestre. Malgré toutes ces indication techniques, il faut donner aux musiciens l'envie de jouer, c'est le défi du chef, ne pas demander de jouer long, mais de faire comprendre pourquoi il est important de jouer ainsi. Il faut évoquer : si je perçois un manque d'énergie, j'essaie de faire comprendre le message du compositeur. Pendant le concert la gestuelle, le regard font la différence et les musiciens y sont sensibles. Si je propose quelque chose de différent, l'instrument devient vivant, cela peut désarçonner les musiciens mais ils sont invités à suivre une nouvelle intention à essayer une variation, c'est alors un moment physique et instinctif extraordinaire.
 
Difficile de ne pas évoquer les deux représentations que vous avez dirigées en juillet dernier à Munich qui marquaient les adieux de Waltraud Meier au rôle d’Isolde, qu’elle interprétait depuis 22 ans. Quels souvenirs gardez-vous de cette artiste dans ce rôle et de cet événement ?
 
P.J. : Lorsque j'ai dirigé mon premier Tristan à Paris, notre violon solo m'avait dit que nos chanteurs étaient bons, mais qu'il me souhaitait de pouvoir le jouer avec Waltraud Meier, qui pour lui était une interprète exceptionnelle et la chance a voulu que je puisse participer à ces deux dernières représentations, non seulement à ses côtés, mais à Munich - là où Tristan a été créé il y 150 ans - avec un orchestre dont c’est le pain quotidien, face à un public dédié à l'œuvre, et à l'artiste. Avec les années, nous avons établi Waltraud et moi une relation de confiance et, elle qui n'aime pas répéter trop longtemps, s'est remise une fois encore dans la partition ; comme elle avait besoin d'aide pour venir à bout de cette œuvre après tout ce temps, nous avons beaucoup discuté sur les phrasées, sur le texte et nous nous sommes apporté mutuellement. J'ai donc donné le maximum pour que l'orchestre la soutienne dans les moments où cela était nécessaire, accéléré certains passages pour être en accord avec les moyens actuels de cette artiste magnifique. Le public a également donné énormément en saluant la dernière soirée pendant plus de trente minutes. C'était extraordinaire, je n’oublierai pas ce moment. Et j'admire le fait que Waltraud a décidé elle-même du jour où il fallait s'arrêter : elle savait que cela allait faire mal, mais sa décision était irrévocable.
 
Pensez-vous que le style Jordan soit déjà reconnaissable et d’ailleurs travaillez-vous à ce que votre jeu soit identifiable ?
 
P.J. : Ah... je dis toujours que c'est aux autres de le dire. Je suis convaincu qu'un style se développe avec le temps, car nous avons des visions et des priorités. Je développe forcément un style avec les orchestres que je dirige. Il est différent à Paris et à Vienne, mais j'ai tout de même une idée précise du son que je souhaite obtenir avec chacun. Et même si ces phalanges sont différentes, je transmets à Vienne ce que je fais à Paris et vice versa.
 
Vous entendra-t-on diriger une création dans les cinq ans qui viennent ?
 
P.J. : Absolument, car cela me manque. Je voulais lancer un signal lors de mon concert d'ouverture avec Ligeti et Strauss, deux auteurs dont j'admire la musique et qu'il me paraissait évident de célébrer. Moses und Aron est une nouvelle étape, un classique de la musique contemporaine et dans trois ans je dirigerai une œuvre commandée par l'Opéra.
 
 
Propos recueillis le 16 octobre 2015 par François Lesueur

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(1) donnée à Opéra Magazine
 
Schoenberg : Moses und Aron
23, 26, 31 octobre, 3, 6 & 9 novembre 2015
Paris – Opéra Bastille
www.concertclassic.com/concert/moise-et-aaron-de-schoenberg-par-castellucci
 
Photo © G. Khuen Belasi

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