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Une Interview de Patrizia Ciofi et Enrique Mazzola - « Tancredi symbolise une certaine pureté de l’opéra »

Interview de Enrique Mazzola et Patricia Ciofi

Elle est l'une des sopranos les plus accomplies de sa génération, il est un chef d'orchestre promis à un grand avenir, ils sont tous deux Italiens et vouent un véritable culte à Rossini. Réunis à Paris pour la première fois, Patrizia Ciofi et Enrique Mazzola comptent parmi les protagonistes de la nouvelle production de Tancredi, premier opéra seria du maître pésarais, qui sera présentée sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, à partir du 19 mai, avec Marie-Nicole Lemieux dans le rôle-titre et dans une mise en scène de Jacques Osinski. A quelques jours d'un lever de rideau très attendu, ils ont accepté de répondre ensemble à nos questions,
 
Signora Ciofi, contrairement au maestro Mazzola, vous retrouvez Tancredi pour la cinquième fois depuis 2004, après Pesaro, Madrid, Torino et Berlin. Il s'agit donc d'un opéra et d'un personnage que vous connaissez. Qu'est-ce que la fréquentation régulière du rôle d'Amenaide vous a permis d'atteindre aujourd'hui et comment s'est construite son évolution sur dix ans ?
 
Patrizia CIOFI : Hum... en fait je ne crois pas être à la recherche de quelque chose de foncièrement nouveau. C'est un rôle que je fréquente depuis dix ans et que je retrouve toujours avec plaisir et avec l'envie de pouvoir faire ce que je connais, de chanter comme je l'ai chanté la fois précédente, en étant capable d'éprouver la même satisfaction : c'est très important pour moi. Les nouvelles productions me permettent bien sûr d'aborder de nouveaux aspects scéniques, d'explorer la partition avec les maestri et je dois dire qu'ici à Paris, nous avons la chance de disposer d'un très grand temps de répétition, ce qui me permet de “nettoyer“ beaucoup de choses. Il peut arriver en effet que l'on prenne de mauvaises habitudes et il est toujours utile de reprendre le travail avec soin.
 
Maestro Mazzola, si vous n'aviez pas encore abordé Tancredi, premier opéra seria de Rossini composé en 1813 entre Il signor Bruschino et L'italiana in Algeri, vous dirigez fréquemment ce compositeur. Ce qui frappe à l'écoute de cette œuvre, c'est la maturité de son auteur âgé seulement de 21 ans. Quelles sont les caractéristiques du style et de l'esthétique de la musique de Rossini, qui vont très vite être pris pour modèle et qu'il ne va cesser de faire évoluer jusqu'à son retrait prématuré du monde lyrique en 1829 ?
 
Enrique MAZZOLA : Ce qui est incroyable c'est de voir comment Rossini pénètre l'univers de l’opéra seria avec une simplicité de moyen et sans aucun effet tapageur. Cette leçon ne vient pas de nulle part, elle est héritée de Mozart, connu lui aussi pour son économie de moyens et la forte expressivité de sa musique, principes que va reprendre Rossini : les airs d'Amenaide sont écrits de manière pré-belcantiste, accompagnés très simplement, avec des introductions très courtes et sans fioriture. Il invite les interprètes à trouver à travers la phrase musicale,une expression particulière. Tout cela est bien différent de Bruschino composé la même année et de L'Italiana qui succède à Tancredi, où Rossini s’intéresse plus à chercher l'effet, qu'à la vérité du sentiment. Vous avez dit que Rossini ouvrait une nouvelle voie, ce qui est exact, pourtant à bien y regarder, son style a certes été imité, mais ses idées n'ont pas été véritablement développées par la suite. Rossini lui même ne s'y est pas attardé, préférant évoluer vers autre chose. Le véritable changement va intervenir avec le romantisme. Rossini de son côté va se trouver devant cette porte, sans savoir s'il faut l'ouvrir ou s'il faut rester derrière, avant de se décider et de se retirer, choisissant Paris et sa gastronomie (Rires) ! Mais Tancredi symbolise une certaine pureté de l’opéra, proche des origines de l’histoire du chant et du « recitar cantando » italien.
 
 

Patricia Ciofi

Photo © DR
Signora Ciofi tous les rôles de soprano rossiniens ne semblent pas aussi riches et équilibrés du point de vue dramatique et psychologique que celui d'Amenaide. Quelles sont les difficultés auxquelles ce rôle vous a confrontée, par rapport à Desdemona, Adelaide, Corina, Madama Cortese ou Fiorilla ?
 
P.C. : C'est bizarre, mais je ne peux pas dire qu'il y ait des difficultés dans cet opéra ! Bien sûr il y en a, objectivement le second air est périlleux, mais Rossini possédait une vison extraordinaire de la « vocalità » en écrivant une musique qui se chante presque naturellement et qui pour ma part,  tombe bien dans ma voix. Il y a des moments à régler, des solutions à trouver pour s'en sortir techniquement, mais pour moi le plus compliqué est de comprendre le silence de cette femme. Elle doit se taire, ne jamais dire ce qu’elle pense, alors qu'il serait si simple de dire la vérité ; mais l'opéra s’arrêterait au premier acte. Est-ce de la bêtise ? Je ne crois pas. Son caractère est celui de quelqu'un de résigné, qui a peur des hommes, qui est soumis, à son père, ainsi qu'à Tancredi qui peut se montrer agressif et ce monde masculin qui l'entoure et l'oppresse, la conduit à se protéger en adoptant le silence. C'est peut être la clé de l'opéra et l'obstacle, en tout cas les deux sont liés pour moi, c'est pourquoi il faut jouer sur ces caractéristiques de sa personnalité. Elle est capable de passer pour coupable et d'accepter d’être condamnée à mort. En fin de compte elle récupérera son bien-aimé, sur le champ de bataille, se verra pardonnée, mais il sera trop tard. Pour lui donner de la consistance, du courage, je dois avoir en tête toutes ses composantes, lui faire accepter de se sacrifier, comme Violetta, pour faire ressortir toute la sensibilité de son chant. Au second acte elle est au désespoir, seule, perdue, baignée d'une musique très inspirée. C'est l'un de mes ouvrages préférés.
 
Qu'allez-vous devoir travailler avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France, pour répondre au mieux aux exigences musicales de cette œuvre ?
 
E.M. : Il faut insister sur toute la construction rossinienne, faire ressortir la légèreté et soigner l'équilibre entre la fosse le plateau. Je ne comprends pas comment on peut faire de l'opéra avec des orchestres qui jouent si fort et qui ne permettent pas d’entendre les chanteurs ? Il faut éviter cela, sans sacrifier la qualité du son de l’orchestre, car plus la fosse est basse, plus la qualité est mauvaise. Nous devons la rehausser au TCE, tout en ayant une balance parfaite avec les voix. Nos oreilles sont trop habituées à la puissance des orchestres véristes, alors que le bel canto privilégie la voix. L'orchestre est un support, un accompagnement, un soutien, quelque chose qui va souligner un accent, mettre en avant un sentiment, un changement d'idée. Rossini s’en donne à cœur joie pendant la sinfonia où il a réussi à intégrer une « banda turca », un drôle d'appareil de percussions avec les clochettes, pour faire du bruit et amener un peu d'exotisme. A part ce moment, il ne cesse d’épurer, jusqu'au fameux finale de Ferrara, où l'on assiste à une réduction des sonorités, produites seulement par les cordes et qui annonce la musique de chambre ; il termine juste sur un accord, dans une tonalité mineure, et pas majeure, dans une simplicité absolue, ce qui montre un savoir faire incroyable.
 
Signora Ciofi, ceux qui vous connaissent savent combien vous êtes attentive à renouveler vos vocalises dans les partitions qui le permettent (Bellini, Donizetti et Rossini). Comment travaillez-vous sur cette production les ornementations et autres cadences avec le maestro Mazzola pour respecter le style et en même temps donner le sentiment qu'elles vous sont propres et que vous les improvisez ?
 
P.C. : Rires... Bah, je pense que le bel canto, surtout celui imaginé par Rossini à ce moment-là, propose, même dans les moments de pure virtuosité, des vocalises qui n'ont rien de mécanique ; il y a beaucoup de liberté dans l'écriture, mais vous savez j'essaie toujours de faire ce qui est le plus confortable pour moi et qui peut paraître difficile. En fait je montre la difficulté, dans ce qui est pour moi le plus simple. Mais il s'agit également d'un travail de groupe, on peut être amené à changer certaines choses à cause de la mise en scène, de la lecture du chef qui nous met face à des idées nouvelles et qui nous poussent à aller vers un sentiment différent ; là où l'on peut changer on change, mais il n'y a jamais d'improvisation, je ne peux pas, je dois être sûre que ce que j'ai choisi de réaliser sortira le soir de la représentation. Tout est toujours calé, calibré avec le chef d'abord, puis avec l’orchestre. J'ai pris un moment dans ce mois de répétitions pour me reposer, car j'ai été fatiguée par La Sonnambula (à Barcelone en janvier et février), où j'ai dû chanter grippée et par La Fille du régiment (donnée à Londres au mois de mars) qui m'a vidée. Je vais donc pouvoir souffler, ce qui est rare, mais nécessaire.
 
 

Photo © Martin Sigmund
Sur cette production mise en scène par Jacques Osinski, comme dans la plupart des cas aujourd'hui, l'opéra se termine sur la mort de Tancredi. On a du mal à imaginer qu'en 1813 le fait d'avoir remplacé la fin heureuse de Venezia avait décontenancé le public pour qui la fin tragique proposée à Ferrara était quelque chose d'inhabituel. Personnellement quelle fin préférez-vous et quelle aurait été votre réaction si le metteur en scène avait souhaité la « lieto fine »?
 
E.M. : Je suis ici dans mon répertoire, vraiment curieux de tout connaître et au contraire j’espère pouvoir diriger un jour cet autre final.
 
P.C. : Moi je l'ai chanté à Madrid.
 
E.M. : Un musicien a besoin d'étudier toutes les versions d'un ouvrage, de plus, si l'on aime Rossini, on aime tout ce qu'il a écrit et de toute façon nous avons la possibilité de décider ce qui est le plus adapté à la conception du projet. Je pense que quelqu'un qui ne connaît pas Tancredi et le découvre aujourd'hui, aura plus d'émotion et de surprise en écoutant le final tragique.
 
P.C. : Car le finale joyeux est typiquement dans l'esprit léger et bouffe du Rossini que l'on connaît.
 
E.M. : Le finale tragique, qui sera fréquemment utilisé plus tard par Donizetti et Bellini, ne ressemblera pas à ce qu'a essayé Rossini en 1813 : finir comme ça sur un accord - comme si on fermait un robinet et que l'eau cessait de couler - ne peut que remuer le public.
 
P.C. : C'est vrai, on reste ébahi ! Quand j'ai étudié Tancredi la première fois je me suis dit que c'était déjà du théâtre, c'est tellement extraordinaire et inattendu.
 
E.M. : Pourtant après l’expérience de Ferrara, Rossini a dû reprendre le finale joyeux ! Mais son Tancredi reste une œuvre seria. Pour moi diriger cet opéra, dans cette production, avec les choix que nous avons pris, me satisfait. Je vous assure que même pendant les répétitions avec piano, chaque fois que l'on arrive au finale il reste un silence dans l'air absolument magnifique ; on a du mal à reprendre après cela.
 
P.C. : C'est ça la beauté !
 
E.M. : Les romantiques utiliseront plus tard ce procédé ; écoutez « La Pathétique » de Tchaïkovski c'est la même technique, dernière note, silence, finale énigmatique, on ne sait pas ce que cela signifie, est-ce la mort de quelque chose ? Mais il faut attendre quatre-vingts ans. Ce geste musical précurseur fait de Rossini un génie.
 
Signora Ciofi, depuis 2004 vous avez eu à vos côtés trois Tancredi différents : Mariana Pizzolato, Daniela Barcellona et Hadar Halevy. En quoi le mariage de votre timbre avec celui de Marie-Nicole Lemieux va-t-il influencer votre interprétation ?
 
P.C. : Nous avons déjà répété, chanté les duos, cherché ensemble des couleurs, des intonations et trouvé ! Je pense que nos voix vont bien ensemble, car Marie-Nicole possède une très grande personnalité et une voix lumineuse qui n'est pas celle d'un contralto « foncé », ce qui me laisse penser que le mariage de nos timbres va faire des étincelles. Lorsque nos voix s'unissent pendant les duos, j’entends une vibration, comme une légère oscillation, que je n'ai pas avec tout le monde, mais que je ressens surtout avec les instruments, pendant certaines cadences comme dans la folie de Lucia où je dialogue avec la flûte. Cette sensation que je retrouve avec une partenaire, me donne beaucoup de satisfactions physiques (rires). Cela signifie qu'il y a aussi une fréquence qui marche entre nous et de plus en plus, j'en déduis donc que nos voix s'accordent. J’espère que le public pourra s'en rendre compte.
 
Maestro vous serez prochainement à l'affiche du TCE avec La scala di seta le 13 juin, exécuté avec votre Orchestre National d'Ile-de-France, et avant L'occasione fa il ladro l'an prochain. Est-ce important pour vous d'alterner le Rossini buffo et serio ?
 
E.M. : Cela me donne de l'oxygène, oui, c'est indéniable. Ce projet réalisé avec le TCE est très important car j'avais envie d'explorer les farces, qui sont rarement exécutées à la scène en raison de leur brièveté et de l'investissement qu'elles demandent. Les donner en concert m'intéresse beaucoup et j'espère pouvoir diriger les cinq dites « de Venise ». Ce qui est étonnant dans ces partitions c'est la joie et la naïveté qui les caractérisent, tellement à l'opposé de la profondeur de Tancredi ; il est difficile de croire que La scala di seta a été composée un an avant Tancredi et que Bruschino date de la même année. La construction formelle appartient à un jeune compositeur qui cherche quelque chose et fait rire le public en faisant chanter les voix. Mais il en est encore aux prémices et ne cessera de se perfectionner dans un genre où il va exceller. Pourtant lorsque qu'il a voulu étonner le public c'est avec un opéra seria qu'il est parvenu à créer un chef d’œuvre ; c'est peut-être involontaire !
 
Vous me disiez avant de commencer cette interview, que vous n'aviez pas travaillé ensemble depuis une Bohème napolitaine donnée il y a quinze ans et, hasard des programmations vous vous retrouverez la saison prochaine à Berlin pour faire revivre Dinorah de Meyerbeer(1). Pour quelles raisons avez-vous eu envie de vous engager sur cette résurrection ?
 
P.C. : Mais il est essentiel de se lancer des défis, même pour un soir ! Je ne pourrais pas me contenter de quelques opéras, il me faut régulièrement de nouveaux horizons à découvrir et de nouvelles partitions pour me stimuler.
 
E.M. : Je suis tout à fait d'accord avec Patrizia. Redonner vie à Dinorah est une entreprise très intéressante pour nous, musiciens. A ce propos, il faudrait que nous profitions de ce mois de mai pour avoir une lecture tous les deux : tu seras libre avant la première ?
 
 
(1)Version de concert donnée à la Philharmonie de Berlin le 1er octobre 2014.
 
 
Propos recueillis par François Lesueur,  le 5 mai 2014.
 
Rossini : Tancredi
19, 21, 23, 25 et 27 mai 2014 – 19h 30 (sauf le 25 : 17h)
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.concertclassic.com/concert/tancredi-de-rossini

Photo Enrique Mazzola © Martin Sigmund / Photo Patrizia Ciofi @ DR

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