Journal
Une interview de John Gade, pianiste – Opium scriabinien

Fasciné par la musique d’Alexandre Scriabine, John Gade a enregistré les Sonates nos 3, 4, 5 et 8 (chez Scala Music). Son programme, intitulé « Opium », retrace donc l’essentiel du cheminement esthétique du compositeur, servi par une interprétation aussi engagée que prenante. Concertclassic a interrogé le pianiste français (né en 1997), distingué par le Concours Scriabine en 2024, sur sa relation avec l’univers, absolument unique, de l’artiste russe.
Aussi addictif soit-il, John Gade ne se cantonne cependant pas à cet auteur. Il aime aussi la musique française et espagnole : on le retrouvera le 22 juin à Nice, au côté de la soprano Maria Krasnikova, dans des pages de Ravel, De Falla, Bizet, Massenet, Debussy, Albéniz, Lorca et Viardot.
Comment est venue votre passion pour Alexandre Scriabine ?
Très simplement, par ses symphonies. Je les ai écoutées au disque ou à la radio. Elles sont peu données en concert en France. Leur découverte m’a transcendé, m’a amené dans un autre monde. Scriabine m’a fait voyager dans des univers que je ne percevais pas chez d’autres compositeurs. A partir de là, j’ai noué une relation obsessionnelle et addictive avec sa musique.
« Depuis que je suis tout petit, je suis synesthète, ce qui signifie que j’assimile chaque son à une couleur. »
Pourquoi, parmi les dix sonates du compositeur, avoir choisi, ces quatre-là ?
Tout simplement parce que ce sont celles que j’ai découvertes en premier. La Troisième, une des deux seules (avec la trop méconnue Sonate n°1 ndlr ) à avoir été écrite en quatre mouvements « traditionnels », m’a tout de suite fasciné. Je l’ai écoutée dans l’enregistrement de Glenn Gould, très lent, que j’ai adoré. Alors qu’on ne l’attend pas forcément dans ce répertoire. Le rythme dramatique du premier mouvement de la 3e Sonate me hantait, la 4e Sonate nous fait voir des paysages, des couleurs incroyables. Elle nous fait entrer dans un monde irréel, fantastique.
Il faut dire que depuis que je suis tout petit, je suis synesthète, ce qui signifie que j’assimile chaque son à une couleur. Quand j’écoute de la musique, par exemple la 3e Sonate, en fa dièse mineur, je vois un rose très dramatique, très mat, un peu argenté, parce qu’il y a des dièses. Dans la 4e Sonate, je vois du bleu. La 5e Sonate est très lumineuse : je la vois jaune. J’ai beaucoup travaillé avec ces couleurs, notamment pour la dernière sonate du programme, la Huitième, qui est pour moi la plus ardue techniquement, et la plus difficile à mémoriser. Et pour cela, la synesthésie m’aide beaucoup. Du reste, Scriabine avouait qu’il ne pouvait pas la jouer en public car il ne parvenait pas à la mémoriser.
Scriabine était en avance, dans son art, y compris sur le jazz. Son accord, il l’appelait l’accord « synthétique ». Il utilisait des mots très forts pour décrire sa musique, comme pour la 5e Sonate surnommée « L’Extase ». Tout est démesuré chez lui.
Quand j’ai découvert Scriabine, je me suis presque isolé durant deux ou trois ans. C’est durant cette période que je suis allé étudier à Tel Aviv.

© Thomas O'Brien
« Le premier accord de la 8ème Sonate évoque les trous noirs enregistrés par la NASA »
Comment caractérisez-vous les différentes périodes de composition de ces sonates ?
À compter de la Quatrième, il y a un début de rupture. Au niveau rythmique, cela change, c’est très enjoué, très virtuose, virevoltant. Cette musique fait beaucoup référence à la nature. Pour Scriabine, sa musique fait partie de la création du monde.
Revenons à la 8e Sonate, si difficile à interpréter ...
La première fois que je l’ai écoutée, c’était comme s’il y avait un bug cosmique. Le premier accord évoque les trous noirs enregistrés par la NASA.
Cet amour de la musique de Scriabine vous amène-t-il vers d’autres compositeurs ?
Schumann au premier chef. D’ailleurs, le deuxième mouvement de la 3ème Sonate de Scriabine rappelle ce compositeur. Il y a une urgence chez Scriabine, comme chez Schumann, ou Chopin. J’ai enregistré la Fantaisie opus 17 de Robert Schumann, que j’adore, et quand je la joue au concert, je mets souvent en regard Pensée des morts de Liszt. Je suis un très grand romantique ! Je la confronte parfois aussi à la 5e Sonate ou à des poèmes de Scriabine.
« Tout est grand chez Scriabine. »
Parlez-nous un peu de votre apprentissage musical ...
J’ai commencé par le violon. Les quatre lettres de mon nom, au demeurant, sont GADE, ce qui correspond à sol, la, ré, mi : les quatre cordes du violon ! Durant une période, j’ai travaillé le violon et le piano, avant de me consacrer au piano. J’ai étudié avec Bruno Rigutto, Frank Braley, Misha Katz – un élève de Rostropovitch –, Igor Lazko, beaucoup de pianistes russes. Puis je suis allé étudier à Tel Aviv, à la Buchmann-Mehta School, en particulier avec Emanuel Krasovsky. Là aussi, beaucoup de professeurs venaient de Russie. On associe souvent les pianistes français à la musique française – que j’adore jouer, du reste – mais quand on a l’amour de la musique, il n'y a pas de barrière, et ma passion pour Scriabine fait que je n’ai jamais ressenti ma nationalité comme un frein. J’ai gagné le concours Alexandre Scriabine l’an dernier, alors qu’il n’y avait que des Russes dans le jury. Chez ce compositeur, tout est grand. Comme chez Rachmaninoff. Tous les deux sont synonymes de démesure.
« J’adore ce côté mystique que génère la musique de Scriabine. »
Vous nous parliez de Glenn Gould dans Scriabine, mais y a-t-il d’autres pianistes qui vous ont marqué chez cet auteur ?
Oui, bien sûr, au premier rang desquels je mets Sofronitsky et Horowitz. Sofronitsky a enregistré la plupart des sonates de Scriabine, mais pas la Sixième. Il disait que s’il l’enregistrait il mourrait ! J’adore ce côté mystique que génère la musique de Scriabine. J’écoute également Vladimir Ashkenazy, et bien d’autres naturellement.
Ce que j’aime aussi, dans sa musique, est qu’elle défie les lois de la physique, de la nature. C’est souvent a priori injouable. Même déchiffrer ses partitions est redoutable ; il est difficile de s’y frayer un chemin.
Quand vous jouez la musique de Scriabine devant des auditeurs qui ne la connaissent pas, quelles sont leurs réactions ?
Ils l’adorent. Des spectateurs viennent me voir après des récitals en me disant : « j’ai eu l’impression d’avoir du feu dans les veines » ! J’essaie de leur faire passer ce que j’ai ressenti la première fois que j’ai écouté cette musique. Une sorte de flash. Le challenge est de jouer au concert comme si c’était la première fois, même si on a travaillé l’œuvre durant des années. La 3e Sonate bouleverse des gens qui n’ont jamais écouté cette musique.
Propos recueillis par Frédéric Hutmann le 5 mai 2025

Maria Krasnikova (sop) & John Gade
Œuvres de Ravel, De Falla, Bizet, Massenet, Debussy, Albéniz, Lorca & Viardot
22 juin 2025 – 17h
Nice – Eglise St-François-de-Paule
Rens. /Rés. : 07 82 40 66 41
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