Journal
Une interview de Jérôme Correas – « Je tiens à me renouveler, à ne pas me scléroser »
Après la parution fin octobre du disque « Exsultate, Jubilate » (Aparté), entièrement mozartien, Les Paladins et Karine Deshayes en donneront le programme en concert Les 1er (Poissy), 2 (Massy) et 5 décembre (Salle Gaveau). Jérôme Correas nous en dit plus sur ce projet et sur ses activités cette saison.
Comment est né ce projet autour de l’Exsultate, jubilate avec Karine Deshayes ?
C’est un programme que nous avons proposé à l’été 2022 au festival de l’Abbaye de Lessay, en Normandie. Nous avons ensuite enregistré le disque, et nous nous retrouvons un an après pour ces concerts. Comme pour tous les projets des Paladins, c’est moi qui en suis à l’initiative. Je disais depuis longtemps à Karine qu’elle devrait chanter l’Exsultate, jubilate, et nous plaisantions sur le fait qu’elle est en réalité soprano. Un jour, je l’ai embarquée dans cette aventure qui l’intéressait d’autant plus que ce serait son premier disque Mozart. Elle a très vite été considérée comme rossinienne, et n’avait pas encore appliqué cette virtuosité à Mozart, dont elle n’avait jamais exploré les operas serias, d’avant les Da Ponte. Dans le Mozart des années 1770 et du début des années 1780, on discerne déjà dans la musique religieuse – dans l’Agnus dei ou dans le Laudate des Vêpres d’un confesseur – les premiers signes du style postérieur qu’on connaît bien. Et je pense que cette musique gagne à être confiée non pas à un soprano léger, mais à une voix plus centrale.
J’ai également souhaité aussi faire une recherche sur l’instrumentation à l’époque classique. Cela hérisse encore certaines personnes, qui ont de Mozart une image lisse, figée. Or les témoignages de l’époque indiquent que les interprètes n’étaient pas esclaves de la partition. Quand une phrase est répétée, il faut la faire différemment la deuxième fois, cela me semble important. Ce genre de démarche est toujours périlleux, mais puisque Harnoncourt lui-même s’est heurté à une levée de boucliers quand il s’est attaqué à Mozart, je me dis qu’il ne faut pas avoir peur !
© Eric Larrayadieu
Il s’agit d’un Mozart vocal mais pas scénique. L’opéra n’est donc pas au cœur de votre répertoire ?
Si, tout à fait, mais peut-être à cause de mon esprit de contradiction, j’ai le sentiment qu’au XVIIIe siècle, la sensibilité de la musique religieuse et de l’opéra sont très proches. Mozart a demandé au castrat Rauzzini de chanter son Exsultate alors qu’il venait de créer Lucio Silla, c’est pourquoi j’avais envie d’une voix d’opéra, pour l’interpréter avec conviction. Je considère qu’à cette époque, il y avait beaucoup de théâtralité dans la religieuse et beaucoup de transcendance dans l’opéra. Au cœur de ma recherche, il y a la volonté d’aborder ces musiques de façon essentiellement théâtrale.
Vos concerts de janvier seront consacrés à Vivaldi, non pas à des œuvres vocales, mais à sa musique de chambre…
Je ne suis pas fan des opéras de Vivaldi, je trouve que ce n’est pas là qu’il donne vraiment sa mesure. Bien sûr, il y a toujours trois ou quatre airs extraordinaires, où le temps s’arrête d’un seul coup, mais je préfère de beaucoup ses œuvres instrumentales ou religieuses. Ce n’est pas un hasard : elles étaient composées pour les jeunes filles de la Pietà, des virtuoses de très haut niveau, et il y a selon moi une plus grande qualité dans ce répertoire-là que dans l’opéra, qui avait pour lui un côté plus commercial. Pour moi, un opéra de Vivaldi ne vaudra jamais un opéra de Haendel.
© Eric Larrayadieu
Quel équilibre recherchez-vous dans votre activité entre le vocal et l’instrumental ?
Mon parcours n’est pas stratégique, c’est un gros défaut que j’ai ! Je vais là où me portent mes envies de répertoire, et en fonction des artistes dont je me sens proche et avec qui je souhaite collaborer. Avec la violoncelliste Emmanuelle Bertrand, nous voulions retravailler ensemble depuis longtemps, d’où ce projet Vivaldi que nous avons présenté en concert au théâtre de Cherbourg, et qui va ensuite tourner en janvier (à Coulommier, Arles et Paris, dans le cadre de La Belle Saison ndlr) (1) Nous avons cherché ensemble, en nous appuyant sur son expérience à elle et sur ce que je pouvais lui apporter. Faire des choses différentes nourrit ma réflexion.
Je suis toujours à la recherche de formes scéniques différentes, qui permettent de s’approprier de manière théâtrale des œuvres que l’on ne perçoit pas forcément comme telles. Nous allons prochainement reprendre Orfeo 5063, un spectacle Monteverdi avec création vidéo. L’idée est de renouveler notre approche de cette musique, en travaillant avec d’autres créateurs qui apportent leur monde, qui nous poussent à aller plus loin dans l’interprétation. Et la saison prochaine, nous redonnerons Café Libertà, fruit d’une collaboration avec chorégraphe Ambra Senatore. Il s’agit d’une rencontre avec la danse contemporaine, autour du thème du café dans les cantates de Bach et de Bernier. La Cantate du Café est selon moi un petit opéra bouffe. Je tiens à me renouveler, à ne pas me scléroser. Et bien sûr, en ce moment, ce genre de spectacle est plus facile à monter que des formes plus lourdes.
Les Paladins © Eric Larrayadieu
L’ensemble Les Paladins est-il lié à une structure en particulier ?
Nous avons été en résidence jusqu’à cette année à l’Opéra de Massy, ainsi qu’à St-Quentin-en-Yvelines. A présent, nous sommes au théâtre de Corbeil-Essonnes et à Ivry-sur-Seine. Quand nous avons fait Amadigi de Haendel, il s’agissait d’un spectacle d’opéra classique, qui a beaucoup tourné, mais nous ne pouvions pas aller partout, il fallait à chaque fois une fosse d’orchestre, notamment. Mais des formes comme Orfeo 5063 sont adaptables, ce qui pose aussi un défi : on arrive à chaque fois dans un lieu qu’on ne connaît pas, à la configuration différente de celle de la veille, et il faut s’adapter très vite. Avec Café Libertà, nous sommes passés de l’Opéra de Nantes à une scène nationale : les publics ne sont pas les mêmes, les réactions ne sont pas les mêmes, et cela finit par faire évoluer le projet aussi.
Où en est votre carrière de chanteur ?
J’ai arrêté il y quinze ans. Pendant quelques années, j’ai essayé de concilier les carrières de chef et de chanteur, mais ce n’est pas tenable, surtout quand on dirige de l’opéra, où les temps de répétitions sont très longs. La pratique quotidienne du chant est indispensable à un chanteur – Elisabeth Schwartzkopf disait : « Si je ne chante pas pendant une journée, je m’en rends compte ; si je ne chante pas pendant deux jours, le public s’en rend compte. » J’ai donc dû faire un choix, mais le chant présent dans ma vie car j’enseigne au CRR de Paris, et je dois parfois pouvoir donner des exemples ; je suis claveciniste mais aussi chanteur, et je transmets à l’orchestre que je dirige mon sens de la respiration, de l’articulation. Chaque chef a son expérience, et l’apport de mon parcours de chanteur est très important, car c’est la raison pour laquelle Les Paladins ont leur son à eux.
Propos recueillis par Laurent Bury le 24 novembre 2023
(1) Coulommiers (Théâtre), 12 janvier ; Arles, 14 janvier (Le Méjan) ; Paris (Bouffes du Nord), 15 janvier 2024 / la-belle-saison.com/calendrier
Agenda des Paladins : www.lespaladins.com/
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