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Une interview de Jean Teitgen, basse – « Il n’y a pas d'art sans technique »
On imagine aisément en regardant votre agenda combien vous devez être heureux, mais aussi forcément un peu anxieux, car vous êtes attendu dans plusieurs nouveaux rôles – trois opéras français, dont la reprise d’une création contemporaine et un baroque (Le Couronnement de Poppée au TCE en juin) – ainsi que pour des débuts à Bastille (Les Contes d’Hoffmann en janvier-février) et à Garnier (Yvonne, Princesse de Bourgogne en févier-mars). Comment vous êtes-vous préparé à affronter tous ces projets de la manière la plus sereine ?
Jean TEITGEN : En fait je ne suis pas anxieux mais plutôt excité, car j'ai aujourd’hui un peu de métier et cela me permet de repousser l'anxiété pour ne laisser la place qu’au plaisir, notamment de faire mes débuts à l'Opéra de Paris, mais également de retourner au théâtre des Champs-Elysées, une salle que j'adore où j'ai eu la chance de pouvoir chanter Il ritorno d’Ulisse in patria ainsi que Pelléas et Mélisande, une production extraordinaire signée d’Eric Ruf. J'aime énormément ce théâtre et je sais que je vais y retrouver une magnifique atmosphère de travail. Je n’ai pas prévu de préparation plus importante que d’habitude, à l’exception de l’opéra de Boesmans, Yvonne Princesse de Bourgogne, qui nécessite plus d’attention, car rien dans cette partition n'est très évident. Je sais qu’il va me falloir un peu plus de temps pour m'en imprégner, trouver les notes, être rigoureux rythmiquement, chose que je fais bien sûr quand je chante du Verdi, mais que je dois renforcer dans le cas présent. Les œuvres contemporaines demandent plus de réflexion et de déchiffrage. Mais j'aime le côté loufoque qui se dégage de l’œuvre et de mon personnage, le Chambellan.
Vous venez d’interpréter votre premier Gessler de Guillaume Tell à Lyon ; avez-vous des lieux porte-bonheur, des théâtres où vous aimez travailler, où est-ce que la localisation n’a pas d’influence sur votre travail et ce que vous devez fournir?
J.T. : Je ne sais pas si l’on peut vraiment parler d'influence sur le travail, je pense plutôt que certains théâtres peuvent procurer du plaisir à travailler, indiscutablement. Il y a des maisons dans lesquelles on se sent mieux que d'autres. Celle où je me suis senti « comme à la maison », c'est clairement le TCE, caractérisé par un très haut niveau artistique qui vient de son directeur Michel Franck, et qui, par ruissellement, se perçoit partout. J'y ai fait mes débuts dans Castor et Pollux avec Hervé Niquet qui m'avait emmené dans ses bagages ; Michel Franck ne me connaissait pas mais il n'a pas hésité à m’engager pour chanter Jupiter, puis à me proposer d’aborder Arkel. Cela m'a ému, car même si je n'ai pas l'âge du rôle, j’apprécie beaucoup la partition. C’est vraiment quelqu’un qui aime les artistes, qui fait son travail avec le cœur. Et je ne parle pas de l’acoustique qui est tout simplement merveilleuse. J’affectionne aussi la Monnaie de Bruxelles où j’ai eu la chance de chanter mon premier Alvise de La Gioconda la saison dernière. Je suis toujours heureux de m'y rendre.
Parmi ces projets il faut également ajouter vos débuts sur la scène de la Bastille en janvier dans Les Contes d’Hoffmann, puis en février à Garnier dans Yvonne princesse de Bourgogne. Comment avez-vous accueilli ces propositions et qu’attendez-vous de ces premiers pas sur ces deux célèbres plateaux ? Arrivent-ils au bon moment ?
J.T. : Il m'est difficile de vous répondre car depuis deux ou trois ans je me sens prêt à faire le grand répertoire, les rôles de tout premier plan et je n'aurais pas refusé des rôles comme Les diables, Philippe II, Zaccaria ou Fiesco. Pour autant, j'ai accepté de bon cœur ceux qui m’ont été proposé pour mes débuts et suis très satisfait de chanter à l'Opéra de Paris ; après nous verrons si d'autres choses en découleront, c'est le principe et nous pouvons le constater dans d'autres maisons, à Londres ou Madrid, on ne commence pas forcément dans des rôles majeurs.
A la différence de bien des chanteurs, vous avez commencé le chant à 23 ans et donc débuté la carrière aux alentours de la trentaine : avez-vous le sentiment aujourd’hui d’avoir en quelque sorte rattrapé le temps qui vous a manqué ?
J.T. : Lorsque j'étais au Conservatoire de Paris, je voyais des gens techniquement plus avancés que moi, mais cela ne me posait aucun problème car je me disais, avec beaucoup de philosophie, qu’en travaillant j'y parviendrais. Je me suis toujours dit que seul le niveau comptait et ce qui m'appartiendrait et me différencierait vraiment des autres, serait mon niveau technique. Car la voix est là ou pas, mais si elle est là c'est surtout à cause du travail fourni, des choix, des professeurs et des rencontres. J'ai eu la chance de faire la connaissance de gens fabuleux et notamment d’une grande professeure Luba Stouchevskaïa. Je ne l'ai pas vue depuis quelque temps, mais elle a changé ma vie en me montrant ce qu'était le haut niveau et fourni les clés pour y arriver. Cela a pris du temps mais j'ai vraiment pu avancer et progresser.
Si le chant est arrivé tard dans votre vie et a fini par prendre le dessus au point de vous faire oublier l’économie, à laquelle vous vous destiniez, aviez-vous des connaissances, un bagage musical qui vous ont en quelque sorte permis de pallier ce retard ?
J.T. : Pas du tout ! J'ai découvert le chant avec la musique, au moment où j’ai commencé à les étudier à 23 ans, mais petit, je savais que je chantais juste et lorsque j’étais étudiant je chantais dans des bars : les VRP, vous connaissez (sourire) ? On mettait le feu tous les soirs à Rouen et je n'avais plus de voix à la fin de la soirée. Je ne possédais en revanche aucun bagage classique et j’ai donc dû, là encore, me mettre sérieusement au travail ; je savais que j'étais doué et que j'avais de l'oreille, car j’étais capable très tôt de reproduire une mélodie grâce à une bonne mémoire auditive. J’étais un peu hors norme dans ma famille, mais n’imaginais pas qu’un jour je serais chanteur. Finalement je me suis dit que si j’avais pu acquérir une formation universitaire en quelques années, les quatre du CNSM seraient suffisantes pour obtenir les résultats escomptés.
Je n'ai jamais douté de mes capacités à travailler, j'ai douté de beaucoup de choses mais dès que j'ai su que la musique était faite pour moi, j'ai su que j’allais tout faire pour réussir, j’ai immédiat ressenti cela très précisément. Henry Miller, auquel je ne me compare évidemment pas, aimait raconter qu’à 18 ans, alors qu’il était simple pigiste dans une feuille chou à la rubrique des chiens écrasés, il savait qu’il serait écrivain, même si tout le monde se fichait de lui. Quand vous savez que seul le travail vous permettra de vous imposer, il y a peu de choses qui sont impossibles. Je ne dis pas que je suis le plus grand chanteur du monde, mais je me considère en « progression permanente ».
Aujourd’hui vous brassez large puisque vous alternez l’opéra français, italien, allemand, russe, la musique contemporaine, sans reculer devant le répertoire baroque. Seule peut-être la mélodie semble ne pas avoir encore trouvé sa place. Aimeriez-vous ajouter cette corde à votre arc ?
J.T. : C'est amusant que vous abordiez ce sujet et je suis très content que vous me posiez cette question car c'est un vrai manque, figurez-vous ! J'en chantais beaucoup lorsque j’étais au Conservatoire, Fauré en particulier et je voudrais qu’un jour, au gré d'une rencontre ou à la faveur d’un enregistrement, je puisse le chanter à nouveau. Mais il y a peu d'opportunité en fait, il faut des contacts avec des maisons de disques, sinon les concerts ne suivent pas et je dois dire aussi que je n'ai pas beaucoup de temps, car j'ai une femme et des enfants auprès desquels je tiens à être le plus souvent possible. Je pourrais travailler sans m’arrêter, mais c'est un choix de vie et je cherche un équilibre. Si je devais ajouter des récitals aux productions, ce serait trop. Mais en tout cas cela me titille ; ça viendra un jour j'en suis persuadé.
A côté des rôles de basse dont le répertoire regorge tels que Colline, Alvise, Ramfis, Procida, Fiesco, Arkel, Banco, Zaccaria, Timur, vous avez participé à diverses résurrections – je pense à Marouf de Rabaud, mais également à Ascanio, aux Barbares et à Proserpine de Saint-Saëns – initiées par les frères Dratwicki et le Palazetto Bru Zane. Comment accepte-t-on de s’associer à de tels projets et dans quel état d’esprit s’y prépare-t-on ?
J.T. : Il est très excitant de ressusciter une œuvre d’autant qu’il y a de vrais joyaux endormis, surtout en compagnie des frères Dratwicki qui sont de sacrés personnages. On a parfois l’impression qu’ils ont une mission presque divine et travailler pour eux, qui sont si bienveillants, est un bonheur. Ils ont une foi absolue en leur projet, sont toujours à la recherche de la qualité et sont plus que légitimes dans ce milieu. Il est donc très facile d'accepter de participer à de tels projets car ils sont passionnants. Je n'en ai pas de nouveaux en vue pour l'instant, mais je suis certain qu’il y en aura bientôt.
Avec le recul que vous avez désormais, que préférez-vous : accumuler de nouvelles partitions ou pouvoir revenir et en peaufiner certaines pour lesquelles vous avez de vraies affinités ?
J.T. : Cela dépend des rôles : si on me propose Philippe II demain, j'irai la fleur au fusil et je travaillerai pour être prêt. Parmi ceux que j'ai déjà abordés, Fiesco est celui qui m’a sans doute apporté la plus grande satisfaction. C'est un rôle beau et complexe qui possède une grande palette de couleurs vocales et je sais qu’à l’instar d’Arkel, on peut y revenir toute sa carrière. C'est amusant car c’est Valerie Chevalier (1) qui m'a donné mon premier Arkel à Nancy et plus tard mon premier Fiesco à Montpellier et je l'en remercie. Arkel peut être repris et peaufiné toute une vie, car d'un point de vue technique plus elle sera affinée, plus elle vous permettra d’interpréter la partition telle qu'elle est écrite.
La technique est essentielle : si vous écoutez un grand violoniste comme Menuhin, c'est sa technique qui lui permet de s'exprimer aussi magnifiquement. C’est parce que ces artistes sont très forts techniquement qu'ils peuvent interpréter avec autant de facilité la musique et nous toucher. Il n’y a pas d'art sans technique.
Parfois lorsque je donne des cours, j'insiste beaucoup là-dessus : la technique permet de libérer l'art. Pour faire un bon legato, un aigu filé, si vous n’avez pas de soutien, vous ne pourrez jamais y parvenir. Sinon on ne peut pas faire ce qui est écrit, quelle que soit la partition.
J'ai refusé Fiesco à deux reprises parce que je ne me sentais pas prêt techniquement à l’époque. Après, libre aux chanteurs d'accepter ou de refuser, mais moi c'est ma philosophie. Bien sûr il m’est arrivé de chanter des rôles pour lesquels je n'étais pas totalement prêt, comme tout le monde. Quand on est en progression, on a des pas de géants à faire et l’on se dit parfois que dans deux ans les choses auront évolué. Mais il y a des moments où les bonds techniques ne sont pas encore acquis et cela peut devenir dangereux. Il faut savoir jauger la difficulté à l'avance. Plus on avance et plus on y parvient, mais au départ c'est difficile. Van Dam ou Siepi sont des contre exemples, car ce dernier chantait Philippe II au Met à 27 ans, mais cela reste absolument exceptionnel. Parfois les rôles que l'on doit interpréter sont immenses et nous dépassent forcément, nous qui ne sommes que des êtres normaux, mais comme toujours nous devons les « travailler » pour atteindre le niveau attendu.
Vous savez, il faut être préparé et sûr de soi lorsque l’on entre en scène dans les habits de Fiesco, Doge de Venise : à peine arrivé, nous devons chanter un air que tout le monde attend, ce qui est à la fois terrifiant et merveilleux. Bien sûr nous ne jouons pas notre vie, nous ne sommes pas dans une mine, mais la scène est tout de même un endroit particulier.
Ce que je vais ajouter est nettement moins glamour, mais vous savez nous n’avons pas non plus le choix, nous avons des familles à nourrir et nous ne pouvons pas nous permettre d’annuler ou de faire la fine bouche. Dans notre métier, tout le monde ne gagne pas aussi bien sa vie et même si l’on mène une belle carrière, la situation a changé en cinquante ans. Les chanteurs de l’ancienne génération, avec qui j'ai parlé, m’ont expliqué qu’ils pouvaient faire jusqu’à quatre-vingt-dix spectacles par an, car ils ne répétaient pas aussi longtemps que nous, et à leur l’époque ils gagnaient donc plus d’argent et pouvaient se loger facilement. Ceux qui avaient le nez fin achetaient des immeubles entiers et se constituaient de belles rentes, ce qui n’est plus le cas à présent.
L’opéra c’est du chant, de la musique, mais aujourd’hui plus encore qu’avant, du théâtre. Avez-vous eu à vos débuts des difficultés à vous conformer à cette pratique en plus de l’acquisition de la pratique vocale, ou était-ce quelque chose de naturel chez vous?
J.T. : Question intéressante ! Quand on débute le chant on est souvent encombré par des gestes parasites, disgracieux ; on ne sait pas se tenir et on sait que ce l’on fait n’est pas bon. J'ai donc beaucoup réfléchi pour savoir où mettre le curseur entre la technique et le jeu. La technique comme je vous l’ai dit vous donne des indications sur la manière de jouer, car quand vous devez incarner un roi et que vous faites trop de gestes vous vous fourvoyez ; il faut au contraire rechercher la sobriété, la noblesse et l’élégance, des éléments que vous pouvez acquérir grâce à la technique et qui vous permettent d’éviter des erreurs grossières.
Quand j'ai joué Leporello, j’ai dû lutter pour que le jeu ne passe pas avant la vocalité. Il est indispensable que les deux s'interpénètrent. J'ai appris de certains metteurs en scène qui dirigent moins que d’autres, mais sont capables de créer des tableaux, des atmosphères, des images qui nous aident à trouver notre chemin. Ceux-là ne donnent que certaines indications de jeu et il faut avoir du métier pour être en mesure de faire naître un personnage dans un beau cadre. D'autres vous dirigent vraiment, comme Eric Ruf par exemple, qui est acteur, comme Podalydès avec qui j'ai joué Fortunio : ces deux-là sont hors normes, exceptionnels. Eric arrive sur le plateau en ayant souvent joué la veille à la Comédie Française, tout en préparant la scénographie de son prochain spectacle et la mise en scène d’un autre, nul ne sait combien de temps il a dormi, mais il est là, avec vous, concentré, sans avoir oublié quoi que ce soit.
Sur Pelléas j'étais parfois perdu et, comme la proposition était dépouillée, il fallait trouver la justesse et lui souhaitait tenir en permanence sur le fil. C’est pareil avec Podalydès. Ils vous aident à trouver le petit endroit qui se trouve très exactement entre la voix et le jeu et quand on le trouve, quand la musique et le théâtre se rejoignent, c'est merveilleux. C’est rare mais cela vaut le coup de partir à sa recherche.
Si vous avez déjà travaillé avec des metteuses en scène, je pense à Mariame Clément pour Il ritorno d’Ulisse in patria au TCE, vous aurez prochainement l’occasion d’être dirigé par une femme puisque vous interpréterez Hérode de L’Enfance du Christ à Lyon avec Speranza Scappucci. Avez-vous déjà perçu des différences d’approches, de choix, de partis pris musicaux entre un homme et une femme ; par quoi cela se traduit-il ?
J.T. : J'ai été peu dirigé par des femmes : c'est encore peu fréquent, mais je ne vois pas beaucoup de différence. Les hommes qui nous dirigent se sentent peut-être plus dans leur « pré carré » alors qu’une femme, même forte, est sans doute moins dure qu’un homme ! Je ne sais pas trop en fait.
Le DVD de la Nonne sanglante de Gounod, captée en 2018 à l’Opéra-Comique vient de paraître chez Naxos : quel souvenir gardez-vous de cette production signée David Bobée et plus généralement quel satisfaction retirez-vous en général de vos prestations filmées ?
J.T. : Je n'ai pas vu le DVD de la Nonne sanglante, production dont je garde un bon souvenir, mais en revanche j'ai trouvé que les réalisations de Marouf et de La Gioconda étaient très réussies et que ce que j’avais à faire était plutôt satisfaisant.
Propos recueillis par François Lesueur, le 5 novembre 2019
La Saison 19/20 de Jean Teitgen :
Berlioz : L’Enfance du Christ (Hérode)
7 décembre 2019 – 18h
Lyon - Auditorium
www.auditorium-lyon.com
Offenbach : Les Contes d’Hoffmann (Luther et Crespel)
21 janvier – 14 février 2020
Paris - Opéra Bastille
www.operadeparis.fr/saison-19-20/opera/les-contes-dhoffmann
Boesmans : Yvonne, Princesse de Bourgogne (Le Chambellan)
26 février – 8 mars 2020
Paris – Palais Garnier
Gounod : Roméo et Juliette, version de concert ( Frère Laurent)
26 mars 2020 – 20h
Montpellier - Le Corum-Opéra Berlioz
www.opera-orchestre-montpellier.fr/evenement/romeo-et-juliette
1er avril 2010 – 19h30
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.opera-orchestre-montpellier.fr/evenement/romeo-et-juliette-0
Monteverdi : Le Couronnement de Poppée (Sénèque)
11-20 juin 2020
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/la-saison/opera-mis-en-scene/le-couronnement-de-poppee
Photo © DR
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