Journal

Une interview de Damiano Michieletto, metteur en scène – «Je n’ai qu’une angoisse, celle de me répéter »

 
Le metteur en scène vénitien Damiano Michieletto (photo) occupe une place de premier plan sur la scène lyrique depuis près de vingt ans. Prolifique, il aurait pu se contenter d’enchaîner les spectacles où son sens du rythme et sa vis comica excellent ; c’était sans compter sur sa curiosité et son besoin d’aller chercher ailleurs, vers le drame bien sûr, mais surtout d’explorer les répertoires les plus opposés, avec un intérêt prononcé pour celui de son temps. Ainsi de Verdi à Gounod, de Mozart à Batistelli en passant par Strauss, Puccini ou Berlioz, peut-il se targuer de ratisser large, toujours au service de l’histoire qu’il souhaite raconter au public grâce aux technologies nouvelles, mais aussi au travail qu’il réalise en étroite collaboration avec les artistes dont il dispose. Paris l’attend pour un Giulio Cesare au théâtre des Champs-Elysées (du 11 au 22 mai), avec Gaëlle Arquez, Sabine Devieilhe, Franco Fagioli, Lucile Richardot, sous la direction de Philippe Jaroussky, qui fera là ses débuts parisiens en fosse.
Résultat d'une coproduction entre le Théâtre des Champs-Elysées, l'Opéra de Leipzig, le Théâtre du Capitole et l'Opéra de Montpellier, le spectacle sera repris par ce dernier les 5, 7, 9 et 11 juin prochains. (1)

 
Vous voici de nouveau à Paris, cette fois pour vos débuts au Théâtre des Champs-Elysées avec une nouvelle production de Giulio Cesare de Haendel. C’est seulement la seconde fois que vous mettez en scène un de ses opéras, après Alcina. Quel rapport entretenez-vous avec le répertoire baroque et pourquoi avez-vous choisi ce titre ?

En effet je n’ai pas l’habitude de pratiquer fréquemment ce répertoire à part Alcina et un opéra de Mozart qui, sans appartenir au répertoire baroque à proprement parler, comporte de nombreuses influences, je veux parler d’Idomeneo que j’ai mis en scène après la trilogie Da Ponte et dont la forme, la structure, les airs da capo, rappellent le mouvement baroque. J’avoue d’ailleurs avoir éprouvé une certaine défiance vis-à-vis de l’ouvrage en commençant à y travailler, car autant la trilogie regarde vers le futur, autant celle-ci opère un retour vers le passé. Mais Idomeneo m’a permis de découvrir des choses que j’ai pu expérimenter et retrouver en abordant Alcina ; la beauté de ce répertoire, sa grande liberté, l’imagination qui se dégage pendant les variations. Cela permet de faire de la musique de manière extrêmement inventive et personnelle. La forme ABA nous pousse à chercher du sens, à construire une histoire et à éviter que le chant ne soit répétitif. Nous devons au contraire trouver à exprimer des sentiments, à raconter un récit qui accompagne le développement de la partition. Dans Alcina le nombre d’airs est important et cette accumulation peut vite devenir un exercice compliqué pour le chanteur, comme pour le metteur en scène. Mais c’est également une source de stimulation car nous devons faire preuve d’imagination, montrer de la fantaisie pour densifier l’intrigue. C’est un peu pour cela qui j’essaie d’aborder chaque air comme un morceau de cette histoire, cela me plait et j’apprécie également la valeur spirituelle que je ressens dans la musique baroque, à l’image d’une fine lame qui irait sous la peau. Une simple mélodie peut faire apparaître un espace où l’émotion va pouvoir se dégager. Trouver le moyen de créer une dramaturgie, rendre le comportement d’un personnage concret et authentique, c’est ce qui me force à réfléchir en profondeur avec les artistes.
 

Philippe Jaroussky © Simon Fowler 

Sur cette production, le chef d’orchestre est également chanteur baroque puisqu’il s’agit de Philippe Jaroussky, une chose assez rare. Qu’est-ce que cela apporte à votre travail et à votre rapport à la musique ?

On verra lorsque les répétitions avec orchestre vont commencer (sourire). J’ai déjà travaillé avec Philippe, il chantait Ruggiero aux côtés de Cecilia Bartoli dans l’Alcina que nous avons présentée à Salzbourg. Il connaît mes goûts, mes obsessions, mes attentes et nous avons déjà longuement échangé autour de Giulio Cesare. Il sait beaucoup de choses en tant que chanteur, les respirations, les couleurs, la manière d’appréhender les récitatifs pour qu’ils racontent quelque chose, toute cette « cuisine » lui est connue et je crois qu’il a un grand avenir en tant que chef, surtout dans ce répertoire qu’il connaît parfaitement pour l’avoir abordé de l’intérieur. Nous sommes en train de vivre une belle aventure et même s’il doit faire face à un autre type de stress, je sais qu’il est très motivé.

A Salzbourg vous aviez dirigé une star, Cecilia Bartoli, à la différence de l’équipe qui vous accompagne à Paris, constituée de chanteurs « normaux ». Cela augure-t-il d’un mode de travail plus simple ?

Cecilia est une personne qui aime travailler et j’ai été très agréablement frappé par le fait que son statut de star, de communicante et de manager n’a pas entamé sa volonté de s’engager : une fois sur le plateau elle ne fait pas semblant, elle est là pour jouer, pour se faire plaisir autant qu’elle en donnera au public le soir de la représentation. Elle est intelligente, disponible, ouverte à la discussion et plus que tout elle a besoin de nouveauté pour éviter de se répéter. Nous avons fait également Cenerentola où elle a été très drôle, car elle a énormément d’autodérision et d’ironie envers elle. C’est important car elle ne se prend pas au sérieux et cela est souvent très salvateur. Au fond nous sommes tous mortels et nous avons le droit de rire. Ici le cast est formidable et je suis heureux de retrouver Gaëlle Arquez que j’ai dirigée dans Idomeneo ou Carlo Vistoli avec qui j’ai fait Orphée et Eurydice à la Komische Oper. Je souhaite trouver avec eux les moyens de les contenter en tant que chanteur-acteur, en les poussant peut-être à leurs limites pour faire naître des émotions qui troubleront, je l’espère, le public. Je veux qu’ils expriment des choses dont le public se souviendra. Je ne veux surtout pas que ce qu’ils jouent soit prévisible.
 

Gaëlle Arquez © Julien Benhamou

Aujourd’hui le rôle de Cesare est tenu par une femme, une mezzo-soprano, contrairement à l’usage et aux conventions qui étaient celles de l’époque de la création, où Cesare était confié à un homme, un castrat en l’occurrence. Est-ce quelque chose qui vous perturbe d’un point de vue théâtral ?

Comme je vous le disais j’ai rencontré Gaëlle la première fois sur la production d’Idomeneo où elle jouait déjà un homme, Idamante. Il s’agit là d’une convention et de ce fait je l’utilise comme telle, je l’envisage comme la règle d’un jeu et cela n’a pas plus d’importance pour moi. Ce qui m’intéresse est de construire un personnage qui soit crédible, à savoir un homme et qui possède une réalité théâtrale. Que l’on retrouve en scène des éléments faux n’est pas un problème car nous savons que nous sommes dans une boîte et pas au cinéma : le public sait pertinemment qu’il y a des machinistes, des décors, des effets et c’est pour cette raison que la fonction du théâtre est une force. C’est comme déclamer avec un masque. N’oublions pas que du temps de Shakespeare tous les personnages étaient joués par des hommes. Imaginez Roméo et Juliette interprété par un couple d’hommes ! Le théâtre est un lieu à part, magique où l’émotion peut surgir à tout moment.

Il n’est pas évident de suivre un fil rouge dans votre travail où l’on retrouve des œuvres de Rossini, Verdi, Mozart mais également de Saint-Saëns, Puccini, Stravinsky, Lehár, Martinu, Strauss ou Schreker. Est-ce quelque chose de conscient ou le fruit du hasard ?

C’est quelque chose de conscient car je n’ai qu’une angoisse, celle de me répéter, de redire la même chose d’un spectacle à l’autre. J’ai par exemple dit stop à Rossini que l’on a fini par me demander avec trop d’insistance, ce qui m’a poussé à me diriger vers d’autres œuvres et d’autres répertoires, surtout contemporains. Cette saison j’ai mis en scène deux opéras de Janáček, un compositeur que j’admire énormément. J’ai également eu la chance que l’on me confie des créations, comme celle de Giorgio Bastitelli Le Baruffe d’après Goldoni, à Venise, et je ferai l’an prochain Animal Farm, ouvrage d’Alexander Raskatov d’après Orwell, à l’Opéra d’Amsterdam.
J’aime réellement chercher de nouvelles voies, c’est indispensable, nous devons absolument constituer le répertoire de demain, semer des graines pour le futur, prendre des risques, car une seule restera peut-être sur dix qui auront vu le jour, mais cela vaut le coup. C’était exactement pareil du temps de Mozart, c’est ce qui permet la créativité et rend possible l’émergence d’un génie. On me dit souvent que les ouvrages actuels ne valent pas la peine et que je ferais mieux de reprendre un bon vieux Verdi, mais j’aime explorer de nouveaux continents, c’est dans ma nature et c’est le seul moyen d’aller à la rencontre des talents de demain. Si l’on renonce à cela, le futur sera morose et sclérosé. Certes on peut faire du baroque et du grand répertoire, mais tout en laissant aux compositeurs contemporains la chance de prendre la parole.

Depuis vos débuts il y a une vingtaine d’année, vous êtes devenu célèbre en vous attaquant aussi bien au drame qu’à la comédie. Comment avez-vous réussi à passer d’une esthétique à l’autre avec autant de facilité ?

Sans doute parce que je suis à l’aise avec le comique, ce registre me vient naturellement à cause de mes origines vénitiennes, populaires, communicatives : elles sont ma matrice. Je suis franc, simple, direct et j’aime ce trait de caractère. Ce ne sont pas deux choses séparées pour moi, souvenons-nous du théâtre grec qui mêlait les deux très habilement, la tragédie se concluait par la comédie, comme dans la vie ! Shakespeare aussi était unique dans sa manière de traiter ces registres apparemment incompatibles : dans Macbeth on frémit, mais voyez la scène du Portier ivre qui, entre deux scènes épouvantables, vient contrebalancer cette lourde atmosphère avec un monologue d’une infinie drôlerie où il doit aller aux toilettes après avoir trop bu. C’est génial, car on rit et on pleure en même temps. L’opéra a tendance à se complaire dans le drame et c’est sa limite, surtout depuis la seconde guerre mondiale, où les auteurs n’ont cessé de raconter les crimes, le manque de valeur et ainsi perdu une certaine légèreté. Ces aspects font partie de notre vie pourtant et les librettistes devraient y veiller au lieu d’être trop sérieux.

Vous n’avez toujours pas réalisé de film, mais vous êtes capable d’insérer dans vos spectacles toutes les techniques nouvelles autour de l’image, comme dans votre Damnation de Faust ou votre Rigoletto à Rome. Pourquoi selon vous les images ont à ce point envahi la scène contemporaine ?

Question très intéressante, car c’est une réalité ! Je vais essayer d’être simple : nous sommes aujourd’hui dans une civilisation de l’image. Notre vie quotidienne en est submergée et toute la technologie qui nous entoure est basée sur l’image. Quand les jeunes vont au concert ils voient derrière l’œil de la caméra qui filme ce qu’ils sont censés regarder et tout cela se retrouve sur Instagram, Facebook ou Tik Tok, comme autant d’instantanés. Rien d’étonnant donc à ce que l’on retrouve cette vision du monde sur scène ! Mais attention c’est assez facile de faire un effet et beaucoup de spectacles ont recours à ce procédé sans chercher à lui faire dire quelque chose. Dans Rigoletto j’ai cherché à ce que l’image soit étroitement liée à l’histoire, devienne un ingrédient de l’action et c’est plus dur qu’il n’y parait. Je n’ai rien contre ce monde où l’image est reine, mais il ne faut pas être dominé par elle et savoir l’utiliser avec intelligence.

Qu’est-ce que signifie pour vous être metteur en scène de théâtre et d’opéra aujourd’hui ?

A la base c’est raconter une histoire, croire en la force d’un travail physique qui ne doit pas être le cinéma, mais quelque chose de l’ordre du rituel, qui ait un impact direct sur le public. Je suis agacé par le théâtre où tout se déroule dans la pénombre : mais bon sang on doit voir ce qui se passe sur un plateau ! Autrefois les lumières étaient allumées sur la scène et dans la salle. Je souris lorsque j’entends parfois certains de mes confères qui veulent recréer le passé. Mais oui, mais alors allons-y, allumons tout, mangeons, allons au théâtre comme le public le faisait autrefois, entrons, sortons, revenons pour entendre certains passages… sinon être comme dans une église a quelque chose de mortifère. Je plaisante, mais raconter une histoire est capital et surtout convaincre le public d’aller découvrir de nouvelles partitions, de nouveaux compositeurs et de nouveaux librettistes, pour éviter leur disparition. Ecrire un livret n’est pas la même chose qu’un scénario. Je redoute sincèrement que la crise conforte les directeurs de théâtre à se contenter des mêmes œuvres issues des mêmes répertoires et que l’on finisse par voir partout dans le monde la même programmation. Et la politique culturelle dans tout ça ?

Votre intérêt s’est également porté sur le théâtre de Goldoni, Gogol ou Valle-Inclán. Est-ce important pour vous de vous confronter à de grands textes que vous ne trouvez pas toujours dans les livrets d’opéra ?

Oui car au départ je ne pensais pas faire de l’opéra, mais du théâtre, ou faire l’acteur. Et donc le traitement de l’histoire est fondamental car il s’agit d’une synthèse qui permet de donner plus de corps aux personnages. Je dois pour y parvenir travailler avec tous les aspects du théâtres, décors, costumes, lumières pour mettre en avant la psychologie des personnages et faire naître des relations qu’ils entretiennent, un ensemble qui débouche sur un spectacle complet.

Vous avez déclaré : « Ma première pensée n’est pas de vouloir essayer d’être innovant mais de chercher à faire quelque chose qui me plait. » Pouvez-vous me dire ce qui se cache derrière cette vérité ?

Je n’ai sincèrement jamais pensé à la carrière, ou à mettre en place une stratégie pour parvenir à quelque chose ; quand je travaille sur un projet je ne veux pas être original, ce qui me guide c’est être honnête avec moi et de chercher à émouvoir le public grâce à l’histoire que je vais lui raconter. J’essaie de faire des choses diverses, mais pas forcément d’avoir un style immédiatement reconnaissable. Nous en avons tous un, mais nous devons faire attention à ce qu’il ne devienne pas un système facile à dupliquer. Bob Wilson a inventé un langage, mais celui qui voudrait essayer de le copier n’y parviendrait pas. Il a peut-être copié lui-même avant de trouver son style, mais je crois vraiment qu’il faut à chaque spectacle faire tabula rasa pour tenter d’aller vers autre chose.
 
Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur, le 26 avril 2022

 

(1) Avec Emöke Barath dans le rôle de Cléopâtre : www.opera-orchestre-montpellier.fr/evenement/jules-cesar

Haendel : Giulio Cesare
11, 14, 16, 18, 20, 22 mai 2022 — 19h  (17h le 22/05)
Paris – Théâtre des Champs Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison-2021-2022/opera-mis-en-scene-1/giulio-cesare-in-egitto
 
Photo © DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles