Journal

Une interview de Céline Frisch, claveciniste - « Bach, ce génial architecte humain »

 
 

Co-directrice artistique de l’ensemble Café Zimmermann, enseignante à l’institut de musique ancienne de l’Université de Vienne (Universität für Musik und darstellende Kunst Wien), son dernier enregistrement consacré aux Partitas de Bach sera bientôt disponible chez Alpha (18/06). Céline Frisch va donner à deux reprises l’intégrale de ces suites en pays d’Aix-en-Provence sur son nouvel instrument, un clavecin réalisé d’après celui de Christian Vater (1738) conservé au musée d’instruments de Nuremberg.

Quelle a été votre première rencontre avec Bach ?

Je l’ai découvert à l’âge de 14 ans, lorsque j’ai passé une année en Allemagne chez des amis de mes parents. Ils étaient musiciens et mélomanes et chantaient dans un chœur. Ils m’ont convié à les accompagner et, bien entendu, j’ai chanté l’Oratorio de Noël à Noël et La Passion selon saint Jean à Pâques avec eux. Ce fut une révélation et le commencement de mon grand amour pour la musique de Bach que j’ai écoutée ensuite quotidiennement pendant plusieurs années. Logique, dès lors, qu’il soit le compositeur que je joue le plus et dont j’ai le plus enregistré les œuvres. Pour la claviériste que je suis, ce fut une chance d’avoir à disposition autant de matériel exploitable à tous les âges et tous les niveaux car Bach composait beaucoup pour son jeune fils.

> Les prochains concerts de clavecin <

 

© DR

 
« La musique de Bach reflète à mon sens la totalité des affects humains. »

On dit souvent que Bach est le « père » de la musique. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Un père, pour les suivants certainement ; notamment en Allemagne où sa musique, connue et reconnue était étudiée par les musiciens. Mozart, Beethoven, Brahms, tous ont travaillé sur les œuvres de Bach et en ont exploité la substantifique moelle ; ses compositions ont réellement irrigué le XIXe siècle romantique allemand.

S’il vous fallait qualifier Bach en quelques mots, quels seraient-ils ?

Bach est un compositeur qui réunit force émotionnelle et intellectuelle. Je suis comblée par la richesse harmonique et rythmique de sa musique ; quelle que soit la dimension de la pièce que l’on interprète, on trouve toujours une architecture géniale et un équilibre incroyable et, de plus, cette musique reflète à mon sens la totalité des affects humains.

 
« On sent que Bach veut montrer toute l’étendue des possibilités de son écriture pour clavier.»

Que représentent les six Partitas pour vous ?

Ces suites sont exemplaires de la charge émotionnelle de la musique de Bach. Tout y est  ressenti : la détresse, la joie, l’innocence, la jubilation, la méditation, la sérénité… Je pense qu’il affirme quelque chose dans ces compositions dont il ne faut pas oublier que ce sont les premières qu’il fait éditer à compte d’auteur. Il est alors âgé de 45 ans et cette volonté de voir naître cet opus I est loin d’être innocente. Premier volet de la Clavierübung qui en compte quatre, le dernier étant les Variations Goldberg, on sent que Bach veut montrer toute l’étendue des possibilités de son écriture pour clavier. Chacune des danses qui composent les partitas : allemande, courante et autres, vont dans les directions les plus diverses possibles comme s’il avait envie d’aller à la limite de la forme.

On dit que ces suites sont un sommet contrapuntique; qu’en pensez-vous ?

C’est indéniable. Le contrepoint est l’un des marques de fabrique de Bach. Dans une musique de danse, la texture pourrait être plus légère chez un Français ; lui l’enrichit, la densifie et la complexifie ce qui lui a parfois été reproché. Il poursuivra dans ce travail alors qu’à cette époque, en Europe, la musique veut passer à autre chose. On est dans l’esprit des Lumières, dans le naturel et on veut juste une voix, une mélodie simple avec un accompagnement simple que tout le monde puisse comprendre, qui puisse parler directement à l’âme. On ne veut plus des artifices et des contrepoints riches et savants.
 

(2 CD Alpha / sortie officielle le 18 juin 2025)

 
«Aujourd’hui nous sommes contents de pouvoir nous glisser dans les pas de Bach et dans sa science personnelle de l’ornementation.»

> Les prochains concerts "J.S. Bach" <

En fonction des caractéristiques de ces compositions, comment avez vous abordé les Partitas ?

J’ai fait des allers-retours entre la structure générale, la structure la plus nue possible, souvent la basse et un dessus, et les carrures harmoniques qui viennent de la danse, souvent en quatre mesures ou huit mesures. Une fois qu’on les a bien intégrées, pas seulement intellectuellement mais aussi corporellement, on peut rajouter les voix intermédiaires en essayant de conserver sa lisibilité et sa clarté à la structure, tant pour l’interprète que pour l’auditeur. C’est aussi ce que j’enseigne à mes élèves à l’Institut de Musique ancienne de l’Université de Vienne.

Bach laisse-t-il du champ libre à ses interprètes ?

Pas vraiment. Bach écrit beaucoup et on lui a souvent reproché, en son temps, de restreindre la liberté de l’interprète. Aujourd’hui nous sommes contents de pouvoir nous glisser dans ses pas et dans sa science personnelle de l’ornementation. J’ai travaillé à partir de plusieurs manuscrits qui comportaient plus ou moins d’ornements et j’ai essayé de compléter, sans surcharger, cette ornementation.

Combien de temps avez vous travaillé sur les partitas en amont des premiers concerts ?

J’ai travaillé pendant deux ans avant de jouer ces partitas et de les enregistrer. L’intégrale représente plus de deux heures et demie de musique d’une complexité et d’une profondeur intenses. C’est un immense chantier qu’il faut réaliser progressivement tout en ayant d’autres activités à côté. Lorsque j’aborde un tel cycle, j’aime prendre du temps, le but n’est pas de le monter pour pouvoir jouer les notes mais avoir le temps d’intégrer, de digérer, de laisser infuser et incorporer le discours …
 

© DR

Vous jouez depuis peu sur votre nouveau clavecin réalisé d’après un Vater de 1738, pourquoi ce choix ?

J’ai toujours l’instrument que mes parents m’avaient offert lorsque j’avais quinze ans et sur lequel je travaille depuis. C’est un clavecin d’esthétique française XVIIIe et comme je joue beaucoup le répertoire germanique, que ce soit avec Café Zimmermann ou en solo, j’avais envie d’avoir un instrument plus en adéquation avec cette musique. Il y a vingt ans j’étais tombée amoureuse d’un clavecin sur lequel j’ai enregistré mes premiers disques mais qui était financièrement inabordable. Puis j’ai rencontré un facteur italien, Andrea Restelli, sur le clavecin duquel j’ai enregistré le Livre II du Clavier Bien Tempéré et les partitas ; j’ai aimé le son et ça m’a donné envie de commander un instrument. Il y avait quatre ans de délai et il est arrivé en fin d’année dernière. Il a été réalisé d’après le clavecin de Christian Vater de 1738 conservé au musée de Nuremberg. Je vais donner mes premiers concerts avec lui dans quelques jours…

Quelles sont les différences entre votre ancien clavecin et le nouveau ?

Le Français possède un son velouté, des basses très riches ; le Vater offre un son plus vocal, un côté plus chantant et toutes les voix sont assez caractérisés en fonction des différents registres. Les deux instruments diffèrent aussi s’agissant du toucher.

Propos recueillis par Michel Egéa, le 9 mai 2025 à Aix-en-Provence
 

(1) En savoir plus sur Andrea Restelli : www.well-made.it/en/artisan/andrea-restelli-makers-of-traditional-instruments-milano/

Céline Frisch donnera les Partitas de Bach (intégrale en deux récitals consécutifs) le 22 mai à 20h30, Temple du Portail-Coucou à Salon-de-Provence, le 23 mai à 20 h 30 à la Maison des Arts à Cabriès, le 24 mai à 20 heures, à l’église Sainte-Croix au Tholonet et le 25 mai à 20 h 30 à l’église Saint-André à Meyrargues. cafe-zimmermann.com
 
 
Photo © DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles