Journal
Une interview de Camille Delaforge, directrice musicale de l’Ensemble Il Caravaggio – D’Elisabeth Jacquet de la Guerre à Mademoiselle Duval
Depuis quelques semaines, les internautes ont pu découvrir, par épisodes, le programme « La Muse à l’Opéra », que votre ensemble a donné à Sablé le 29 août 2020, avec retransmission en direct par 3foisC dans les cadre de #RestonsConnectésAuClassique. On découvre cette semaine le dernier volet, occupé par des extraits de l’opéra Céphale et Procris, étonnante partition d’Elisabeth Jacques de la Guerre. Pourriez-vous remettre en perspective cet ouvrage dans le projet « La Muse de l’Opéra » ?
Camille DELAFORGE : En fait, le point de départ du programme « La Muse de l’Opéra » était l’envie de se pencher sur Céphale et Procris (1694) d’Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729), première compositrice à avoir été jouée à l’Académie royale de musique. Une artiste que l’on a retrouvée à la cour aussi bien que développant sa carrière dans sa propre maison – elle est veuve à compter de 1704 et ne se remarie pas, chose très rare à l’époque. Elle est l’une des toutes premières compositrices reconnues de l’histoire et il me semblait vraiment intéressant d’aborder son opéra. En me plongeant dans Céphale et Procris, j’ai été surprise et séduite par le traitement des personnages féminins. Procris en particulier offre une ampleur incroyable dans la dramaturgie, et déploie une palette d’émotions absolument géniale. Le format court du concert de Sablé ne nous a pas permis de faire figurer tout les personnages de l’opéra, mais Procris y aura été bien présente grâce aux extraits chantés par Marie Perbost.
A côté d’E. Jacquet de la Guette, le programme « La Muse de l’Opéra » faisait place à d’autres auteurs. On y trouvait la fameuse cantate La Morte di Lucretia de Montéclair (3) (il m'a paru opportun de mettre en parallèle le traitement musical de Lucrèce par ce dernier et celui de Procris chez Jacquet de la Guerre) et des airs tirés des recueils de la collection Ballard qui, à raison d’un volume par an, mélangent compositeurs connus et inconnus et offrent un panorama très varié de ce qui se faisait alors. Y figurent même des auteurs dont ont ne connaît pas le nom, Mademoiselle B. par exemple. La tradition de ces recueils a perduré très longtemps : en fouillant dans un grenier il y a peu, j’ai découvert des volumes du tout début du XXe siècle, comprenant des airs sacrés ou profanes de compositeurs ou compositrices totalement inconnus.
L’actualité discographique d’Il Caravaggio se situe dans le répertoire italien du XVIIe siècle avec « Madonna della Grazia » (1). Comme est né ce programme, aussi singulier que captivant, mêlant le sacré au profane, le savant au populaire ?
C.D. : Tout part d’un travail de recherche que j’ai mené sur la figure féminine dans la musique italienne du XVIIe siècle. Il m’a fait prendre conscience de la place qu’occupe la Vierge dans la musique religieuse aussi bien qui profane. Ce croisement, ce mélange m’a énormément intéressée : d’où le titre « Madonna della Grazia », qui est le titre d’un chant de marins (sur un rythme de endiablé de tarentelle) adressé à la Vierge et aussi une pièce sacrée. Ce mélange de deux genres qui sacralisent la femme nous renvoie aux croyances populaires – comment ne pas penser aux rues de Naples où l’on voit des représentations de la Vierge un peu partout ? Le programme de notre enregistrement part de ce constat, de cette imbrication du sacré dans le quotidien ; il mêle des pages populaires à des ouvrages tels qu’un Stabat Mater de Sances ou le In Sanguine Gloria d’Isabella Leonarda – totalement inédit au disque. Ce mélange des genres nous a permis de nourrir la musique savante des richesses de la musique populaire, extrêmement théâtrale.
Comment va l’Ensemble Il Caravaggio dans le contexte actuel ? Quels sont vos projets ?
C.D. : Le moral est bon ! Nous avons eu la chance de pouvoir profiter du mois de juillet l’an passé pour enregistrer « Madonna della Grazia ». Si tout se passe bien nous reprendrons ce programme à Genève le 16 mai dans le cadre du Festival Agapé (4), qui nous a apporté son aide pour la réalisation du disque. En juillet, à Montpellier, au Festival de Radio France, nous donnerons les Leçons de Ténèbres de Sébastien de Brossard. Ce concert s’inscrira dans un grand projet « Leçons de Ténèbres », réunissant sept ensembles. A un moment où nous sommes tous éparpillés et seuls chez nous, il est très touchant et stimulant de penser qu’en juillet nous allons nous rassembler pour un projet qui entre en résonance dans plusieurs lieux de patrimoine d’Occitanie. Aux Leçons nous ajouterons les Elévations : Brossard était un personnage éclectique et passionnant, un grand collectionneur de partitions venues de toute l’Europe. La France et l’Italie se mêlent dans son langage, d’une grande éloquence.
L’été qui vient nous donnera aussi le bonheur de retourner à Sablé, où nous sommes en résidence depuis l’année derniere – une résidence croisée entre le festival et le Centre de Musique Baroque de Versailles. Après Elisabeth Jacquet de la Guerre, nous allons cette fois nous intéresser à une autre compositrice jouée à l’Académie royale de musique : Mademoiselle Duval. Elle y a donné un opéra, Les Génies ou les Caractères de l’amour, jamais repris depuis sa création en 1736. On y découvre une écriture dans le grand style de Rameau, avec une instrumentation très soignée, des vents extrêmement présents. Nous sommes en train de reconstituer la partition avec le CMBV et je suis vraiment très impatiente de la diriger. Nous la donnerons avec un ensemble d’une quinzaine de musiciens et quatre chanteurs. Un disque pourrait suivre l’année prochaine.
Je crois savoir que, l’hiver dernier, vous avez fait un tour du côté de l’Espagne, avec le baryton-basse Guilhem Worms, pour un enregistrement ...
C.D. : En effet, nous avons enregistré à la Cité de la Voix de Vézelay un disque de mélodies franco-espagnoles du XXe siècle que j’ai arrangées pour clavecin. Nous avons énormément travaillé sur les Chansons de Don Quichotte de Ibert, dont l’orchestration comprend un clavecin, instrument avec lequel elles fonctionnent très bien. Des pages de Collet, Laparra ou encore Emiliana de Zubeldia figurent dans ce programme intitulé « La Dame de mes songes ».
Propos recueillis par Alain Cochard, le 2 avril 2021
(1) Céphale et Procris : www.concertclassic.com/video/extrait-de-cephale-et-procris-de-jacquet-de-la-guerre-par-il-caravaggio
(2) "Madonna della Grazia" (œuvres de Sances, Brunelli, Falconieri, Leonarda, Cavalli, Merula & anonymes) - Camille Delaforge, Anna Reinhold, Guilhem Worms, Robin Summa, Ensemble Il Caravaggio - Klarthe / K120
(3) www.concertclassic.com/video/cantate-la-morte-di-lucrecia-de-pignolet-de-monteclair-par-il-caravaggio
(4) 15e Festival Agapé, du 12 au 16 mai 2021 : festivalagape.org/
Site de l'Ensemble Il Caravaggio : www.ensembleilcaravaggio.com/lensemble
Photos © Charles Plumey
Derniers articles
-
07 Octobre 2024Laurent BURY
-
06 Octobre 2024Alain COCHARD
-
06 Octobre 2024Jacqueline THUILLEUX