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Une interview de Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin - Une nouvelle force tranquille
Le grand public le connaissait peu : un physique de prince délicat et noble, un doux rebelle. A 39 ans, le danseur-chorégraphe issu de l’Opéra de Paris prend en main la direction du Ballet de l’Opéra du Rhin. Une riche et grande aventure pour ce beau danseur, qui s’est beaucoup frotté à la chorégraphie, notamment avec son petit groupe Incidence, créé en 2000 avec une poignée de compagnons. Le goût du partage, déjà. A ce jour, il est partout, avec une chorégraphie tout juste faite pour l’Opéra de Paris, façon élégante et touchante de jeter le gant et de faire ses adieux, avant de s’en aller dès septembre au Ballet du Rhin, où il remplacera le brillant et charmeur Ivan Cavallari, lequel a su redonner à la Compagnie un répertoire original et s’en va aujourd’hui diriger les Grands Ballets Canadiens de Montréal.
En Bruno Bouché, dont on savait l’élégance mais sans qu’il soit jamais devenu vedette, on voyait l’un de ces brillants « sujets » dont les grands ballets ne peuvent se passer pour les multiples rôles qui entourent les étoiles, mais ont moins l’occasion de briller. Et l’on découvre aujourd’hui une personnalité attachante, profonde et volontaire à la fois. Certes, il ne criera pas, ne donnera pas du poing sur la table, mais il saura sûrement se faire entendre, tant est forte la passion qui l’anime. Hors de la Grande Maison, il va enfin pouvoir déployer ses ailes.
Vous quittez l’Opéra sur Undoing Word, votre dernière création (1), et une pièce de vous figure au programme d’ouverture de votre première saison au Ballet du Rhin. Axe majeur de votre travail jusqu’ici, est-ce que la chorégraphie peut s’apprendre ?
Bruno BOUCHÉ : Certainement pas ! On apprend juste des composantes techniques, à savoir comment gérer un plateau, des lumières, mais ce désir de mettre sur une scène quelque chose de notre imaginaire, c’est inné. Seul le contact avec les grands peut aider à le mettre mieux en place. La façon dont on traite l’espace par exemple n’a rien à voir chez Balanchine, Bausch ou Forsythe.
La chorégraphie est un appel qu’il faut juste affiner, canaliser. Et c’est cette composante subtile que Benjamin Millepied, en créant son Académie, avait voulu faire émerger parmi les danseurs de l’Opéra qui ressentaient en eux ce besoin. Du fait de son départ, tout s’est arrêté, alors que l’idée reprenait finalement une vieille tradition, puisque autrefois c’étaient les maîtres de ballet qui écrivaient les grandes pièces à danser dans la maison. Et combien je le regrette : pour ma part, cela m’a au moins permis de travailler pendant une quinzaine de jours avec William Forsythe, expérience profonde et enrichissante qui m’a marqué pour toujours.
Cette pièce que je chorégraphie en adieu, Undoing Word, donnée au sein du spectacle où figurent trois autres chorégraphes de l’Opéra, Simon Valastro, Sébastien Bertaud et Nicolas Paul, m’a donc été commandée par Millepied. Et, comme lui, je ferai tout pour susciter et aider cet épanouissement créatif chez mes danseurs du Rhin.
Vous avez été un beau danseur classique, avant de vous tourner vers d’autres chemins. Aimiez-vous véritablement cette forme de danse ?
B.B. J’aime toutes les danses. C’est la seule chose que j’aie jamais voulu faire et la seule que je sache faire. Enfant, je dansais, je dansais et ce désir s’est manifesté très fortement dès mes six ans. Je connaissais déjà bien le nom de la directrice de l’Ecole de danse de Roissy en France, où nous étions. C’est elle, Marie-Christine Robert-–elle y est toujours d’ailleurs-, qui m’a aiguillé vers l’Ecole de danse de l’Opéra, et j’ai adoré ce type de danse. Ce furent des années très formatrices. J’avais le physique pour le classique. J’ai d’ailleurs incarné le prince du Lac des Cygnes, pour lequel j’ai une passion, mais pas sur la scène de l’Opéra. J’aime Tchaïkovski, Petipa et tous les grands maîtres de la Belle Danse. Mais il m’est aussi arrivé quelque chose d’important : quand à 18 ans, sortant de l’école avec votre petit collant gris, vous vous retrouvez sur le plateau de l’Opéra dans le Sacre du Printemps de Pina Bausch, les pieds dans la terre, c’est un choc indescriptible. Et là je me suis dit que c’était cela ma voie. Certes, quand on regarde un Lac, outre sa beauté poignante, il y a tant de dimensions, ça parle de votre condition, c’est riche de sens, mais mon but est de toujours ouvrir, trouver, avec un éventail le plus polyvalent possible.
Pourquoi les grandes compagnies, Paris excepté, montent-elles si peu de ballets classiques, est ce plus difficile techniquement, matériellement ?
B.B. : Je ne pense pas que ce soit plus difficile, mais il faut plus de danseurs, et Kader Belarbi à Toulouse, s’adapte aux possibilités de sa troupe avec ses belles relectures. Il est certain qu’au Ballet du Rhin, en accord avec la directrice, Eva Kleinitz, dont je partage totalement les options, je ne monterai pas de grands classiques. Mais je ne renie rien : j’ai eu la chance de baigner dans une génération d’étoiles fabuleuses, comme Pietragalla, Belarbi, Dupont et Leriche, sans parler d’Emmanuel Legris, avec lequel j’ai travaillé au sein de son groupe, comme avec Agnès Le Testu et José Martinez. Parmi les maîtres que je me reconnais, il y a au premier plan Forsythe et Bausch, et je regrette beaucoup de n’avoir jamais travaillé avec Kylian. Mais je tiens par-dessus tout à mes compagnons, Aurélien Houette, Marion Barbeau et les autres. Avec eux, j’ai partagé l’aventure de la mise en question, de la création.
Quels sont les thèmes qui vous portent dans vos ballets ou ceux des autres ?
B.B. : Un peu tout, que ce soit social, philosophique, poétique ou pur désir de beauté. Ma première pièce fondatrice portait sur le mythe du combat de Jacob avec l’ange. J’ai fait aussi un solo inspiré d’un poème de Rûmî, le grand maître soufi, et j’adorerais mettre la pensée de Michel Foucault sur un plateau ! En fait, comme je ne sais que danser, j’ai besoin d’ouvrir mon mode d’expression à d’autres horizons, de nourrir cet unique vecteur d’autres références, de multiples messages. Tout cela, je le porte de façon presque primitive, organique. C’était déjà ma façon de faire ma place, au sein d’une grande fratrie. « On a un feu en soi et il faut trouver les moyens de l’exprimer », m’a dit Thierry Malandain, qui, lui, a su si bien le faire !
Undoing Word ( chor. B. Bouché) © Julien Benhamou - OnP
Comment s’est faite votre entrée en scène au Ballet du Rhin ?
B.B. : C’est Thierry Malandain, justement, qui me l’a conseillé à Biarritz, alors que j’y étais pour une manifestation organisée sur place et que Ivan Cavallari, dont on avait annoncé le départ, s’y trouvait aussi. J’ai un peu réfléchi, mais pas très longtemps ! Et il ne me restait que quinze jours pour postuler. Ensuite, tout s’est fait très vite, sans doute du fait de ma communauté d’intérêt avec Eva Kleinitz, qui prend les rênes de l’Opéra du Rhin en septembre.(2) Du coup j’ai confié ma troupe Incidence à Yvon Demol et Jennifer Visocchi, mais après avoir pris le temps de voir quelle était l’identité de la compagnie rhénane.
Et quelle est-elle ?
B.B. : Je dirais que c’était une compagnie dont quelque chose de nouveau peut naître pour le ballet, d’autant qu’ils ont permis de découvrir des œuvres peu données en France, dont celles d’Uwe Scholz, auquel je tiens beaucoup. Elle est très encadrée, certes, et nous n’avons pas les mêmes moyens que l’Opéra, incontestablement, mais quand on considère les ressources affectées au cirque ou aux compagnies indépendantes, comment se plaindre ? Nous avons les plus beaux ateliers de décors et de costumes en France, après Paris, nous disposons de scènes multiples, dans les trois lieux où nous nous produisons, Mulhouse, Colmar et Strasbourg, ce qui est un outil de diffusion formidable, et avec mes 32 danseurs, dont douze sont nouveaux, je me battrai pour conserver et mettre en valeur l’outil magnifique qui nous est donné, tout en trouvant des directions nouvelles.
Quels sont les axes de votre première saison, où tout est nouveau pour la compagnie, à l’exception d’une pièce de Scholz, qu’ils ont probablement oubliée ?
B.B. : J’ouvre avec un regard sur les basiques européens que sont pour moi Forsythe, avec son Quintett, Kylian et son 7’52’’ et la pièce Jeunehomme de Scholz, tous trois à peu près de la même génération. Leur formation académique autant que leur liberté est un emblème. Ensuite, je suis heureux de faire connaître enfin au public français la formidable personnalité de Mario Schröder, qui a repris le ballet de Leipzig, longtemps fief de Scholz avec lequel il a acquis une notoriété internationale: le ballet que je présente, Chaplin, créé en 2010 à Leipzig, montre l’art de la synthèse de ce chorégraphe qui fourmille d’idées nouvelles mais sait aussi gérer son patrimoine. De grands moments sont à venir avec lui à Leipzig et ailleurs, car il a programmé une Passion selon Saint Matthieu à la rentrée et fera probablement un Lac des Cygnes dans les années à venir.
Israël sera ensuite à l’honneur dans le cycle qui se reproduira chaque année et sera coordonné avec la programmation d’Eva Kleinitz, dans le regard que nous porterons sur un autre monde que l’européen : là, j’ouvre les portes à Idan Sharabi, Gil Carlos Harush et au formidable Ohad Naharin, emblématique d’un monde sans tradition académique classique mais colossal vivier de talents contemporains. Pour la série Danser Bach au XXIe siècle, je la maintiendrai les années suivantes, car pour moi, il est la clef de voûte, le pilier auquel on revient toujours. Dans ce cadre, je fais appel à une jeune chorégraphe, Thusnelda Mercy, fille de Dominique, grand interprète de Pina Pausch, et qui, très douée, ne renie pas son héritage pour autant. Au même programme, une pièce de Nicolas Paul, surdoué issu de l’Opéra de Paris, et mon Bless-ainsi soit-il.
Enfin, une grosse surprise avec la canadienne Hélène Blackburn qui crée une pièce pour le jeune public, car c’est là une programmation spécifique, qui prévoit une nouveauté chaque année. Un axe fort auquel je suis très sensible, comme Eva Kleinitz, et pour lequel l’Opéra du Rhin a toujours très opérationnel. Les actions envers les jeunes y seront de plus poussées et de plus en plus marquées. Quant à l’étonnante Hélène Blackburn, elle continue d’utiliser le travail de pointes, de manière contemporaine, ce qui me séduit beaucoup, et part de la Belle au Bois Dormant pour poser la question de savoir ce qu’est devenir un homme ou une femme. D’où son titre Les Beaux Dormants !
Face à ce grand défi, comment se définit l’homme en vous ?
B.B. Un secret, certes, un doux sans doute. Je suis plutôt tortue que lièvre, roseau que chêne. Et j’ai une prédilection pour le monde indien. Je pratique d’ailleurs beaucoup le yoga. Mais mes passions sont bien chevillées et j’ai un vrai talent d’organisateur. Je n’ai pas envie de voir revivre par d’autres ce qui m’a fait souffrir dans ma carrière, à savoir d’être un objet et qu’on ne fasse pas appel à ma sensibilité d’artiste. Il faut aussi que le spectacle vivant garde sa portée populaire. L’art peut changer des vies. Moi la danse a porté la mienne, l’a construite, et je souhaite faire partager cette chance à d’autres.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux le 6 juin 2017
(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/bertaud-bouche-paul-valastro-quatre-choregraphes-au-palais-garnier-les-quatre-temperaments
(2) Lire l’interview d’Eva Kleinitz : http://www.concertclassic.com/article/eva-kleinitz-nouvelle-directrice-de-lopera-national-du-rhin-les-forces-vives-pour-louverture
Saison du Ballet du Rhin, à partir du 19 octobre 2017, www.operanationaldurhin.eu
Spectacle à l’Opéra de Paris, les 15, 16 et 18 juin 2017, www.operadeparis.fr
Photo © Julien Benhamou – Opéra national de Paris
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