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Une création de Salvatore Sciarrino par Barbara Hannigan et Pablo Heras-Casado à Radio France – Musiques empruntées – Compte-rendu

 

En Italie, l’abondance des traces de l’antique fait que souvent l’on ne rase pas, on accole, on appuie un immeuble sur les restes d’un amphithéâtre. Ce dialogue des pierres à travers les siècles – et même les millénaires – impressionne forcément les compositeurs. Dans Love & Fury (Songbook from Stradella), Salvatore Sciarrino (né en 1947) s’empare de fragments épars de l’œuvre d’Alessandro Stradella (1643-1682), tirés principalement de son opéra Il Moro per amore et de son oratorio San Giovanni Battista, et leur donne une lumière nouvelle, bien loin d’une hypothétique authenticité. On pense alors à un autre grand Italien, Luciano Berio, qui dans Rendering (1990) laissait flotter dans une sorte d’éther musical les fragments restitués d’une Dixième Symphonie de Schubert. Les deux premiers airs de Love & Fury, dans le souffle puis dans le grave, opèrent une intrigante fusion des lignes mélodiques de Stradella et de l’univers sonore de Sciarrino. Mais peu à peu, c’est comme l’inspiration qui s’étiole et la suite s’apparente plutôt à une simple orchestration de moments oscillant entre lamentoso et furioso. Certes, le compositeur possède une indéniable science des timbres orchestraux, mais elle s’affirme désormais surtout dans quelques effets attendus et trop sages.

L’œuvre n’en reste pas moins un joli tour de force pour la Barbara Hannigan, qui donne une belle incarnation vocale à ces fragments d’émotion, sorte de figure humaine kaléidoscopique. La soprano canadienne conclut ainsi un automne parisien où elle aura successivement redonné vie, en tant que cheffe, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France, aux lumières sombres de Wo bist du Licht ! de Claude Vivier – un compositeur mort assassiné en 1983, comme Stradella trois siècles auparavant –, ou révélé, comme chanteuse, des pièces écrites à son intention par l’inclassable John Zorn (né en 1953).
Très judicieusement, le concert de ce soir s’ouvrait avec Monumentum pro Gesualdo (1960) de Stravinsky, autre exemple d’appropriation d’un matériau préexistant, retravaillé par l’imaginaire d’un compositeur, ici à quatre siècles de distance. Hélas, la direction de Pablo Heras-Casado (photo), toute précise qu’elle soit, ne parvient pas à donner du volume à l’orchestration de Stravinsky. C’est un peu la même chose dans L’Oiseau de feu : l’orchestre sonne magnifiquement, les solistes sont mis en avant, une multitude de détails d’instrumentation mise en lumière, mais il manque l’élan, la puissance narrative fait défaut ; l’oiseau de feu ne s’est pas laissé attraper.
 
Jean-Guillaume Lebrun

Photo © Javier del Real
 

 
Paris, Maison de la Radio et de la Musique, 1er décembre 2023

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