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Trois questions au compositeur Philippe Leroux – Evidence absolue

 

 
Entre deux répétitions, Philippe Leroux nous parle de son premier opéra, L’Annonce faite à Marie, à quelques jours de sa création mondiale au Théâtre Graslin de Nantes, le 9 octobre, sous la direction de Guillaume Bourgogne et dans une mise en scène de Célie Pauthe.

Pourquoi avoir choisi Claudel?
 
Je pense à écrire un opéra depuis quarante ans. C’était alors beaucoup trop tôt, mais je suis toujours resté à l’affût d’un texte qui pourrait me motiver. Je n’avais jamais fait la rencontre qu’il fallait, ni avec un texte ni avec un écrivain, jusqu’à L’Annonce faite à Marie, de Claudel, et cela a été l’évidence absolue. C’est une pièce dans laquelle il y a tous les ingrédients d’une dramaturgie, les passions humaines, la jalousie, l’amour, ce qui à mon avis est nécessaire pour faire un opéra. On a aussi l’aspect spirituel qui est essentiel pour moi. Une écriture absolument magnifique, une profondeur psychologique des personnages, riches, complexes, absolument pas manichéens. On est à la fois dans le drame et dans la poésie. J’ai choisi cette pièce plus que je n’ai choisi Claudel. Ce qui me touche, c’est le rapport à la transcendance : Violaine allant vers autre chose que la simple matérialité de son environnement, le père qui lui aussi a envie de tout quitter parce que ça ne lui suffit pas… C’est cela je crois le plus important : tout ça, c’est bien, mais ça ne suffit pas ! Certains ont envie d’aller plus loin, de traverser le miroir, de creuser derrière cette réalité pour voir ce qui s’y passe. Je suis allé chercher dans le texte cet écartèlement entre l’immanence – la pure réalité terrestre, charnelle – et puis la transcendance. Pour moi, les deux doivent être présents en même temps. Et c’est à partir du moment où l’on commence à les séparer qu’il arrive des catastrophes …
 

© P. Raimbault
 
Comment concilier l’essence de votre musique avec le cahier des charges d’un opéra?
 
Je voulais faire un opéra qui en soit vraiment un, ce n’est pas un oratorio mis en scène ni du théâtre musical, c’est un opéra. Or l’un des ingrédients forts d’un opéra, c’est la narration. En plus, je connais le public de l’opéra, puisque j’y vais, et sans pour autant faire de concessions, je ne voulais pas non plus le mettre en face de quelque chose qui lui serait totalement étranger. Il y a donc des moments d’action théâtrale, et d’autres qui sont de la pure poésie. Une narration littéraire, dramatique, et une narration strictement musicale, qui coïncide ou pas, et puis à l’intérieur de cela, un peu comme une tresse à plusieurs brins, plusieurs types d’activités simultanées. De temps en temps, on focalise sur l’une ou l’autre et cela crée des surprises tout en assurant une continuité. La multiplication des niveaux de lecture et d’écoute est pour moi l’une des choses les plus importantes de la musique. On entend également la voix de Claudel lui-même, très touchante avec son parler encore un peu paysan, grâce à une synthèse très sophistiquée réalisée à l’Ircam. L’électronique a permis l’irruption, par le phénomène de l’enregistrement, du passé dans le présent. Cela change complètement notre rapport au temps et à la mémoire. Cela m’a paru évident ici : Claudel a travaillé un demi-siècle sur cette pièce, il en a fait quatre versions, c’est en réalité une autobiographie indirecte et cela faisait vraiment sens de le faire intervenir. À partir de là, Célie Pauthe pour sa mise en scène est allée filmer les paysages du Tardenois, le village dans lequel Paul jouait avec Camille.
 
 
Quel « rôle » accordez-vous à l’auditeur dans vos compositions?
 
J’ai toujours été très attentif à associer l’auditeur à ce qui se passait dans la musique, à lui donner des clés. J’ai par exemple longtemps travaillé sur les processus de transformation continue, des textures qui évoluent pas à pas, dont on peut suivre chaque étape d’évolution, ce qui fait que l’auditeur comprend et suit exactement ce qui se déroule. Après, on peut faire toutes sortes d’ellipses, le perdre, le retrouver plus loin etc. Comme dans le langage tonal : on crée de l’attente chez l’auditeur, on lui propose une tension, et lui attend sa résolution ou bien qu’elle soit différée. Je travaille sur d’autres façons d’associer l’auditeur, mais c’est une première chose. Ensuite, il y a le mouvement du son, le flux sonore qui va avoir un certain « comportement énergétique », les « sensations ». J’ai l’impression de travailler plus sur la « qualité » du son que sur sa « quantité ». Un grain, une texture peuvent même relever de la notion de toucher, de rugosité. Certains sons vont ainsi m’évoquer l’élasticité, aussi simplement qu’un élastique se tend, se détend, revient à son point initial. Si je devais parler de ma musique autrement qu’avec des mots, je la mimerais avec des gestes dans l’espace !
 
Propos recueillis par Didier Lamare le 16 septembre 2022

L’Annonce faite à Marie, opéra en quatre actes et un prologue, commande d’Angers Nantes Opéra, musique de Philippe Leroux, livret de Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel, mise en scène de Célie Pauthe.
 
Nantes, Théâtre Graslin, les 9, 11, 13 & 14 octobre, puis à Angers, Grand Théâtre, le 19 novembre // www.angers-nantes-opera.com/l-annonce-faite-a-marie
Rennes, Opéra, les 6, 8 & 9 novembre // opera-rennes.fr/fr/evenement/lannonce-faite-marie
 
www.lerouxcomposition.com/fr/index.html

Photo © P. Raimbault

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