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« Trois Grandes Fugues » par le Ballet de l’Opéra de Lyon - Superbes portés à l’arraché - Compte-rendu

Paraphrasons Prévert : « Une fugue, qu’il y a-t-il dans une fugue, qu’est ce qu’on y entend … » ? Une liberté chèrement gagnée, puisqu’elle échappe constamment, rebondit de multiples façons et implique une attention intense pour qui veut suivre ses sentiers de traverse. Un mot un peu sacré tant il sent son maître vénéré, Jean-Sébastien Bach mais aussi des siècles de lourds exercices d’école, qui contrastent avec son nom ludique. Un nom qui va bien à la danse et à sa légèreté potentielle.
 
De là à oser s’attaquer à cette face nord des Grandes Jorasses que représente pour la musique de chambre l’étrange et dérangeante Große Fuge op.133 de Beethoven, voilà un pari plus qu’audacieux. Mais on sait que la danse contemporaine ne recule devant rien et notamment l’un de ses plus fervents  – et éclairés – défenseurs, Yorgos Loukos encore moins que tout autre. Depuis qu’il dirige – un quart de siècle – le Ballet de Lyon, il lui a fait fréquenter les plus riches signatures  et n’a jamais tremblé devant les risques. Pour ce spectacle inouï, il a donc accolé trois versions à la fois musicales et chorégraphiques de la Grande Fugue, imposant  au public une écoute attentive, voire extrême pour descendre dans cet univers transversal autant que classique, si évocateur du génie torturé du Beethoven des dernières années. Un pari réussi qui a permis des moments d’exception autant qu’il a interrogé les spectateurs. Et un triptyque aux multiples facettes, passant de la beauté pure à la violence la plus théâtrale, de la fluidité harmonieuse à l’éclatement des formes.

"Trois Grandes Fugues"  (chor. Lucinda Chiklds) © Stofleth

Gloire donc en premier à Lucinda Childs, la grande dame de la danse américaine à ce jour, laquelle offre là une création, sur une version pour orchestre de chambre enregistrée par les musiciens de l’Orchestre de Lyon. Fluidité, blancheur, sorte de pudeur irréelle, graphie délicatement mouvante, on y retrouve bien des ingrédients qui font le charme de ce style épuré : six couples ondoyant sur fond de magnifiques panneaux transparents, signés Dominique Drillot, un style presque néo-balanchinien, mais un contraste un peu gênant entre la dureté de l’interprétation musicale et l’élégance un rien réservée des danseurs.

"Trois Grandes Fugues" ( chor. Anna Teresa de Keersmaeker) © Stofleth
 
Aux antipodes, la force de frappe d’Anne Teresa de Keersmaeker, pour cette pièce qu’elle fit en 1992 pour sa compagnie Rosas et que le Ballet de Lyon a déjà dansée, et surtout son intense musicalité, sa façon d’aller au cœur de la force de frappe de l’œuvre, de ses arrachements, de ses pauses, de ses reprises hallucinées. Ecrite pour des danseurs –mais là elle y a intégré deux filles, en costumes d’hommes –, sa vision dure, coupante, montre une incorporation totale du mouvement à la musique, chaque geste entraînant une nouvelle interrogation, un nouveau rebondissement, montrant combien, comme chez Beethoven, la danse jaillissait d’elle-même. Enregistrée par le Quatuor Debussy, la musique jouait ici l’âpreté, la radicalisation des sons. Et l’écriture chorégraphique magnifiait bien plus le style des danseurs du ballet de Lyon que celle, trop esquissée de Childs. Epoustouflant !

"Trois Grandes Fugues" (chor. Maguy Marin) © Stofleth
 
Puis, encore plus loin, le quatuor de filles de Maguy Marin, d’essence éminemment théâtrale, créé en 2002 : quatre femmes vidées, abattues qui laissent leur corps à l’abandon, livré à leurs pulsions, tourbillonnantes ou prostrées et finissent par trouver en de brefs éclairs une sorte d’harmonie qui ramène à l’essence de la forme quatuor. Ce pourrait être bateau, c’est puissant, vibrant, prenant et formidablement intelligent. Pendant toute la performance, il faut ajouter que le public aura retrouvé avec un bonheur indicible, l’interprétation du Quartetto Italiano, presque mythique, par sa richesse de sons, sa générosité, son dramatisme et sa superbe dynamique. Et l’œuvre en devenait tout autre. D’exercice de style, elle se faisait chef-d’œuvre presque accessible. Ce qui est un comble pour la Grande Fugue !
 
Jacqueline Thuilleux

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"Trois Grandes Fugues" (mus. : Beethoven / chor. : Lucinda Childs, Anna Teresa de Keersmaeker & Maguy Marin) – Lyon, Opéra, le 18 novembre 2016 ; prochaines représentations les 22, 23,24, 25 novembre 2016 / www.opera-lyon.com
En Île-de-France – dans le cadre du Festival d’Automne – du 29 novembre au 3 décembre 2016 ( Maison des Arts de Créteil) ; le 6 décembre (Théâtre du Beauvaisis, Compiègne) ; les 8 et 9 décembre, (L’Apostrophe, Cergy Pontoise) ; 13 décembre (Théâtre-Sénart) ; du 15 au 17 décembre (Nanterre-Amandiers) / www.festival-automne.com

Photo © Stofleth

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