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Toulouse-Lautrec, création de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole – Très belles de nuit – Compte-rendu

 
C’est du Moulin de la Galère que sort cette étrange fresque, laquelle laisse un goût doux-amer, tant le jubilatoire s’y mêle à la souffrance, tant la jambe levée dans une étourdissante frénésie acrobatique fait ressortir l’infirmité du héros, ce Toulouse-Lautrec d’un mètre cinquante, nabot et géant à la fois. Une exaltation du corps dans tous ses états, sa beauté, son agilité, son érotisme, sa misère aussi lorsque la joyeuse sexualité conduit à la débauche et à la déchéance. La liberté acceptée et brûlée dans toutes ses facettes : oui, galère, car Kader Belarbi, muré dans son Capitole en proie aux aléas de la crise sanitaire, a dû remettre et remettre cette hymne à la vitalité - malgré les douleurs de l’artiste -, à cette force créatrice, cette griserie de vie, de mouvements, de couleurs, qui fit que l’infirme put capter avec ses pinceaux la plus trépidante course des corps en folie.
 

© David Herrero
 
Ce Toulouse-Lautrec, le Directeur du ballet du Capitole en rêvait depuis des années, comme Pierre Lacotte pour son récent Le Rouge et le Noir à l’Opéra de Paris. (1) Il était porté par la  misère de l’artiste, la façon flamboyante  avec laquelle le peintre avait transcendé son handicap, à coup d’instantanés exaltant la vie dans ce qu’elle a de plus débridé et joyeux. Mais sans rechercher un quelconque axe biographique, ou narratif, puisque malgré les évocations rapides de ses accidents et l’ombre récurrente d’une mère aimée et aimante qui étend ses ailes, c’est surtout sous les ailes des Moulins de la Butte qu’il l’a placé, faisant défiler autour de lui les tableaux (scéniques mais captés par ses toiles) qui l’ont rendu immortel. Car chez Lautrec, tout danse, tout vibre, sans qu’on ait le temps de s’appesantir sur la finition de tel ou tel détail. On sent le vent des jupes, la transpiration, la griserie du mouvement, le chic et le choc de la provocation des gambettes et des froufrous, et surtout le cri du corps qui refuse les contraintes.
 

© David Herrero

Chorégraphie magnifique, libre, à la fois virtuose et expressive, et qui s’applique à différencier les figures cultes de l’époque, ces grisettes, lorettes, et danseuses canailles et déchaînées qui, tout froufrous et culottes fendues,  lancèrent leurs jambes bien haut en réaction contre le monde rêvé des sylphides corsetées et immatérielles et surtout des codes rigoristes du temps. Codes que les élégants messieurs en frac s’en allaient balayer avec volupté en lorgnant les dessous des filles. Plus que quelques profils masculins de danseurs acrobates, ce sont elles qui sont privilégiées, ces fortes figures que furent Jane Avril, La Goulue et tant d’autres, tantôt entraîneuses, séduisant le public, tantôt malmenées par les hommes pour qui elles ne sont qu’objets de consommation.
 

 © David Herrero
 
Violence, rudesse des mâles, explosions dynamiques ou accrocheuses des filles, câlinant et provoquant le pauvre infirme de génie, puis le laissant retomber car elles ne peuvent s’offrir le luxe de s’apitoyer. Les séquences où Jane Avril, La Goulue et la très belle Suzanne Valadon se succèdent sont éblouissantes, scandées par un Lautrec tantôt misérablement accroché à sa canne, prisonnier de sa cage de douleurs, tantôt grandi par son génie. Jusqu’à la déchéance finale, là où froufrous et dentelles s’alourdissent de maquillages gras, de travestissements malsains, l’orgie et ses besoins décadents  remplaçant la fête des sens et ses plaisirs.
Certains tableaux, sur le plan de la stricte mise en scène et de l’incarnation, apportent une bouffée d’humour dans cette succession parfois étouffante en raison de ses contrastes ambivalents: ainsi celle où , entourée de glamoureuses silhouettes lamées et gantées, Yvette Guilbert, croquée irrésistiblement par Lautrec avec ses cheveux rouges et ses gants noirs, est incarnée par Simon Catonnet, perruque rouge, longue robe scintillante et boa, lequel dit les chansons de la diva réaliste avec esprit et provoque l’hilarité. Aucune once de vulgarité dans ce travestissement, car vulgarité est un mot absent dans le vocabulaire chorégraphique de Belarbi, qui sait ne jamais y tomber, vrai tour de force, même lorsqu’il jongle avec le populaire. Et mention spéciale au malicieux interprète, qui, l’air de s’amuser follement, a fait crouler la salle : amusant que ce passage transgressif soit le plus frais du ballet ! Et les danseurs du Ballet du Capitole, en pleine action retrouvée, sont superbes, lancés dans la fresque comme des ouragans dévastateurs ou dévastés, des éclatantes Natalia de Froberville, Marien Fuerte Castro et Solène Monnereau à la bouleversante incarnation de Ramiro Gómez Samón en Toulouse Lautrec ratatiné. Une performance d’autant plus difficile que l’on sait le physique athlétique de ce superbe danseur.
 

© David Herrero
 
En fait, tout le ballet n’est que lutte pour la liberté et la vie, à l’état le plus natif possible, malgré la sophistication des costumes, pour lesquels Olivier Bériot a pris son plus beau crayon, esquissant, à la Lautrec, corsets, caracos, jupes à volants et habits avec un chic et une féerie de couleurs qui restent dans un esprit d’ambiance plus que de reconstitution. Et cette fresque mi-ludique mi-déchirante n’aurait pu trouver son ton sans la musique habile et intelligente de Bruno Coulais (2), lequel a su opérer, dans une humeur proche du mélancolique Satie, une fusion entre rythmes historiques et débridés et l’évocation des douleurs de Lautrec, avec outre des séquences enregistrées, le mariage de l’accordéon de Sergio Tomassi et du piano de Raúl Rodríguez Bey, si bien accordés pour évoquer les princesses de la rue. Porté par l’amour du pinceau, de la note et du corps en mouvement, avec l’aide de brillants complices et interprètes, Belarbi a ajouté un outil de lecture précieux pour pénétrer l’univers du peintre albigeois. Et c’est ainsi que Lautrec devient plus grand.
 
Jacqueline Thuilleux

(1) www.concertclassic.com/article/le-rouge-et-le-noir-ballet-de-pierre-lacotte-lopera-de-paris-le-grand-style-compte-rendu
(2) Lire l'interview de Bruno Coulais réalisée en octobre 2020www.concertclassic.com/article/une-interview-de-bruno-coulais-compositeur-jadore-la-sensation-de-lephemere-sa-fragilite-le

Toulouse-Lautrec (Kader Belarbi, chor./ Bruno Coulais, mus.) - Théâtre du Capitole, le 22 octobre 2021 // www.theatreducapitole.fr/affichage-evenement/-/event/event/5696504
 
Photo © David Herrero

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