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Toulouse - Compte-rendu : La Femme sans ombre, la quadrature du cercle ?

La Femme sans ombre est réputée indistribuable, au point que des années durant l’œuvre ne fut montée que grâce à quelques voix qui pouvaient en relever les nombreux défis (Rysanek, Bjöner, Varnay, Nilsson, Ludwig, Fassbaender, King, Berry) et demeura la propriété quasi exclusive des opéras de Vienne et de Munich. La dernière production en date, celle de la Monnaie de Bruxelles proposée durant la saison 2004-2005 n’avait que partiellement tenu son pari en révélant une Impératrice ( Sylvana Dussmann) et une Nourrice (Michaela Schuster) de première force, abandonnant le reste de la distribution à des voix de formats moindres, et sacrifiant le rôle de la Femme de Barak au chant hurlé de Gabriele Schnaut.

Nicolas Joël a réussi pour l’ouverture de sa saison toulousaine à reconstituer un plateau qui approche de près la grande époque des distributions viennoises et munichoises. Il a confié à Ricarda Merbeth, le Daphné très remarquée de sa mise en scène de l’œuvre éponyme au Staatsoper de Vienne, la partie si délicate de l’Impératrice. Elle y retrouve simplement le naturel émouvant d’une Rysanek, même si la colorature pourrait être plus adamantine (sur ce point, Sylvana Dussmann accomplissait un miracle à la Monnaie), réussissant au III à gagner un registre dramatique sans poitriner. Performance radieuse, d’une maturité saisissante, et qui laisse augurer d’une Maréchale assez formidable, rôle qu’elle abordera à Vienne cette saison.

Le reste du plateau atteignait aux mêmes sphères. On aura beau jeux de souligner les graves appuyés dont Doris Soffel use pour projeter le texte d’Hofmannsthal, mais c’est justement dans le registre sombre que Strauss a placé les mots essentiels de la Nourrice : la mezzo munichoise mène le drame, actrice naturelle assez stupéfiante, toujours en aussi grande voix, avec cet aigu percutant et ce sens du canto parlando qui se perd de plus en plus aujourd’hui. Elle rappelle l’ardeur qu’y mettait Fassbaender. Janice Baird réussit à donner à la Frau une humanité déconcertante : derrière la mégère et son chant acariâtre la femme amoureuse et perdue n’est jamais loin. Composition toute en finesse d’un rôle souvent caricaturé, qui retrouvait avec des moyens vocaux à l’opposé les ombres et les dilemmes si finement saisis jadis par Christa Ludwig. Et la voix est décidément splendide, au point qu’on est impatient d’entendre son Isolde prévue in loco pour mars.

Les hommes n’étaient pas en retrait : Messager sonore et péremptoire de Samuel Youn, Empereur tour à tour lyrique et héroïque de Robert Dean Smith dont le ténor noble semble posséder des ressources inépuisables, de loin le meilleur Empereur que l’on ait entendu. Après son Mandryka si puissamment caractérisé, on savait qu’Andrew Schroeder pouvait réussir le portrait complexe de Barak. Il s’y est surpassé. Sa voix de baryton si parfaitement centrée, aux harmoniques entêtantes, donnait au teinturier une humanité bouleversante. Comprimari parfaits, emmenés par le vétéran Riccardo Cassinelli, belle Stimme des Falken (Silvia Weiss) chantée de la fosse où Pinchas Steinberg prenait garde à ne pas saturer la salle modeste du Capitole, dirigeant tout en finesse et pour la scène, une leçon à méditer dans un opéra que tant de chefs symphonisent, et qui aurait certainement enchanté Strauss, lui qui éteint son orchestre dés que les chanteurs entrent.

La mise en scène de Nicolas Joël conserve l’indiscutable avantage d’une lisibilité parfaite, là où tant de metteurs en scène surchargent l’œuvre d’intentions et de symboles. Le dispositif simple et pratique imaginé par Ezio Frigerio permet les nombreux changements à vue exigés par une action qui nous mène du monde surnaturel de l’Impératrice à la sous humanité des teinturiers, dont la demeure est un collecteur d’égout. Joël se moque des tics des metteurs en scène qui veulent faire à toute fin moderne en plantant sa Frau devant une télévision. On lui reprochera simplement son indifférence relative à la direction d’acteur qui laisse chaque chanteur faire à sa guise : ainsi Doris Soffel semble « surjouer » en face de l’Impératrice assez placide de Ricarda Merbeth . Mais le spectacle doit se rôder et les équilibres se trouveront probablement d’eux mêmes. Très petit bémol d’une soirée d’opéra comme on en avait pas connue depuis longtemps.

Jean-Charles Hoffelé

La Femme sans ombre de Richard Strauss, Théâtre du Capitole, Toulouse, le 6 octobre, puis les 8, 12, 15 et 18 octobre.

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Photo : Patrice Nin
 

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