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Toiles Etoiles (Cycle Picasso et la Danse) par le Ballet du Capitole – La corne d’abondance – Compte-rendu
Idée ébouriffante que celle de Kader Belarbi d’axer une soirée sur la projection gestuelle et psychologique de trois rideaux de scène de Picasso, comme une ouverture à de fantasques créations chorégraphiques, qui, si elles ne sont pas tout à fait fidèles à la norme historique, sont assurément dans la droite ligne (ou courbe) de la liberté monstrueusement atypique du maître espagnol. Picasso, on le sait, adorait la danse, ce qui ne surprend pas vu ses origines. Il était fasciné par la violence décapante des lignes en mouvement, et collabora abondamment avec l’autre novateur qu’était Diaghilev : Parade, Pulcinella, Le Train Bleu, Le Tricorne, Cuadro Flamenco, virent le jour pour Les Ballets Russes. Mercure pour le Comte de Beaumont, L’Après midi d’un Faune, Icare, pour Lifar, suivirent encore.
Kader Belarbi, lui, aime la peinture et en a livré tout récemment un témoignage passionné avec sa descente dans l’œuvre de Toulouse-Lautrec, traitée sous forme de tableaux mobiles. Un axe récurrent donc, mais pour lequel il n’a cette fois pas eu recours à ses propres visions, mais préféré faire appel à des créateurs posant un regard neuf sur cet héritage, que leurs propres carrières leur a peu fait côtoyer. Pour ce, sont projetés brièvement, ou en toile de fond fixe, trois rideaux de scène signés Picasso, qui recouvrent des périodes très contrastées de l’univers du peintre : 1921 pour Tablao, dont le rideau, créé pour Cuadro Flamenco, évoque l’univers coloré et surchargé d’une salle où se joue la danse espagnole, 1924, pour le Train Bleu, pour lequel le rideau de scène ne fut pas une véritable création mais une utilisation de la célèbre gouache peinte à Dinard, et montrant deux femmes monumentales s’ébattant sur un rivage, comme portées par un souffle vital en harmonie avec une nature souveraine. Enfin en 1960 , l’Après-midi d’un Faune, que l’ego surdimensionné de Lifar souhaitait reprendre à son compte : en total contraste avec le premier décor de Bakst, conçu pour la création de Nijinski, le peintre y esquisse à sa façon humoristique la course du faune vers la nymphe, avec un parallélisme des jambes qui appelle irrésistiblement la danse.
Tablao © David Herrero
Soirée étrange, à la fois poétique et brutale, joyeuse et abstraite, tourbillonnante et aguicheuse, fantasque et traditionnelle, dont l’empreinte est déjà si forte que le programme est appelé à tourner dans de multiples endroits dont l’Espagne, ce qui n’est pas pour préoccuper Kader Belarbi, lequel sait l’attachement du public ibérique à son héritage ! Car pour Tablao, en hommage au Cuadro flamenco de 1921, pour lequel Pablo Picasso s’enflamma tellement qu’il en signa même les costumes, il a fait appel à une star espagnole, le maître du flamenco Antonio Najarro, incomparable interprète totalement habité, et un temps directeur du Ballet National d’Espagne où sont préservés dans toute l’intégrité possible de multiples styles de flamenco et de danses folkloriques.
Vedette donc, aux nombreuses sources d’inspiration, le fracassant Najarro, qui s’est aussi plu à brosser aussi des chorégraphies pour les patineurs artistiques (notamment Anissina-Peizerat, médailles d’or aux J.O. en 2002), crée cette fois un assemblage séduisant de séquences où se déploient des figures traditionnelles, mais confiées à des danseurs classiques, et qu’il a dû former à ce style en un temps record.
Pour les rendre crédibles, soutenu par quelques musiciens dont le brillant guitariste catalan José Luis Montón et la cantaora María Mezcle, il a su marier habilement leurs capacités académiques de virtuoses – le ballet a un petit air de Don Quichotte – et le travail de bras, de talons, de plongés de têtes très particuliers qu’il faut vingt ans pour acquérir parfaitement !
Le Train bleu © David Herrero
Une aventure fascinante que les danseurs du Capitole ont vécu dans un état de grâce, sans doute grisés par ce changement de comportement, cette ivresse à la fois rigoureuse et folle, les filles lançant leurs jupes avec le brio accrocheur souhaité, mais selon des principes bien établis, auxquels un fugace changement de main ou de tête donnerait un tout autre sens. La troupe fait des étincelles, et sans avoir la raucité, la sauvagerie presque austère de ce que le grand public attend parfois du flamenco, l’ensemble est ressenti comme un plaisir des sens, un tourbillon de couleurs et de virtuosité, où la merveilleuse Natalia de Froberville irradie dans une bolera sevillane étourdissante. Un tour de force, qui va sûrement s’affiner dans les mois à venir, les danseurs s’imbibant davantage de ce langage si nouveau pour eux, mais auquel ils s’adonnent avec une joie évidente. Pour le plus grand plaisir d’un public ébahi et conquis.
L’Après-midi d’un faune © David Herrero
Auparavant, plongée dans un monde aux antipodes : celui de Cayetano Soto, qui sans la moindre idée préconçue, s’empare du Train Bleu sans y faire référence, en toute virginité. Juste l’essentiel, ou plutôt un des essentiels possibles ramènent à Picasso : lorsque le rideau se lève, voici quelques ménines figées comme des poupées dans de grandes jupes noires à cerceaux, tandis que retentit la voix gouailleuse, impertinente de Picasso, interviewé en son temps avec une préciosité qui contraste savoureusement avec le caractère cru du peintre. Puis retentissent les Suites pour clavier de Haendel, effervescentes et vigoureuses, et tout un bataillon de danseurs en plein étalage de leurs possibilités gymniques et dynamiques, vient communiquer sa joie de bouger, de bondir, de jouer de la contraction à la décontraction avec une frénésie où passe évidemment la respiration enivrée des deux femmes gambadant sur le rideau de Picasso, lequel ne se baissera qu’une fois, et en coup de vent. Surprenant, imparfait, car on aimerait que l’ombre des ménines vienne se glisser par moments dans ces ébats plus physiques que charnels, et qu’on trouve un semblant de raisons à cette double vision. Mais peut-être tente-t-on de mettre un sens là où le chorégraphe ne l’a pas désiré. Le résultat, assurément, déroute et conquiert plus qu’il ne séduit.
Tablao © David Herrero
Finesse aiguë du propos à l’espagnole, pour Tablao, envolées animales pour Le Train Bleu, mais aussi parfum de poésie pour L’Après-midi d’un faune (photo), qui en fait ouvre le spectacle, -celui-ci ayant besoin de finir de façon endiablée avec la danse espagnole pour emporter le public : s’y succèdent de troublants tableaux mis en place par le tandem Wang-Ramirez, maîtres du hip hop certes, mais aussi spécialistes d’une gestuelle coupée de toute pesanteur et sachant user des voiles et toiles pour créer une impression d’irréalité. On l’avait constaté pour Borderline, lors de l’une de leurs apparitions à Paris, et ici le jeu et le déploiement du voile reprenant le dessin de Picasso est ensorcelant. Rien de provocation gratuite dans cette évocation érotique, où la finesse comme désarticulée des danseuses, la lourdeur voulue de leurs partenaires un peu gauches, contraste avec le caractère figé d’un Faune-Minotaure (autre référence à l’un des avatars majeurs du peintre, possédé par cette figure mythologique qui combinait son amour de la corrida et son appétit dévorant pour les femelles), juché sur des tiges métalliques aux allures de sabot, et jonglant avec une sorte canne-javelot pour agiter comme des marionnettes les couples qui se roulent à ses pieds. Le danseur chargé de gérer cette étrange mécanique, Rouslan Savdenov, la maîtrise avec une intensité et un sens de l’équilibre qui impressionnent. Force et étrangeté, tandis que la douce et enveloppante musique de Debussy développe ses anneaux langoureux.
On sort de ces mondes contradictoires mais auxquels le génie de Picasso, créateur aux multiples facettes, donne une sorte d’unité dans la variété de leur puissance imaginative, avec le sentiment d’être dilaté par une liberté, une honnêteté et un amour du mouvement qui font chanter le rythme intérieur des toiles du maître. Tour de force, tour de magie décidément que ce spectacle atypique, qu’on verra et reverra avec toujours plus de curiosité.
Jacqueline Thuilleux
Toiles Etoiles - Toulouse, théâtre du Capitole, 15 février ; prochaines représentations les 18, 19 & 20 février 2022 // bit.ly/3rVhoKn
Photo © David Herrero
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