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Thomas Ospital et Karol Mossakowski ouvrent la saison d'orgue de Radio France – Tournoi amical et musical – Compte-rendu

Sur l'arène de l'Auditorium de Radio France, devenue le temps d'une joute rondement menée une sorte de lumineux et intimiste Madison Square Garden (où prenaient place jusqu'à plus de vingt mille spectateurs survoltés, contre quelques centaines en bord de Seine, mais tout aussi partie prenante) répondait à la console mobile de l'orgue Grenzing (1) un grand piano de concert. Et l'arbitre, Benjamin François, de présenter la soirée tel un « divertissement » – elle eut de fait son lot d'éclats de rire et de franc plaisir, le public se prenant avec bonheur au jeu d'un tournoi aussi superbement musical qu'amical. Puis ce fut l'irruption sur le ring des deux adversaires, serviette éponge autour du cou et gants de boxe d'un rouge flamboyant, remontés à bloc avec humour et légèreté, concentration et ce qu'il faut d'autodérision, notamment, dans un rôle de composition pince-sans-rire assez réussi, un Thomas Ospital très Robert De Niro dans Taxi Driver"you talkin' to me ?"
 

Thomas Ospital © Chriswhite

Mis en espace par Édouard Signolet et marquant la passation de flambeau de Thomas Ospital à Karol Mossakowski, nouvel organiste en résidence, ce match d'improvisation filmé (2) se jouait en deux manches. Première épreuve : quelques minutes seulement pour brosser à l'orgue un autoportrait suggestif. Thomas Ospital comme sur la pointe des pieds, énigmatique et souffle suspendu, avant une irrésistible progression allant crescendo jusqu'à des sommets d'éloquence, le musicien ayant pour fréquente habitude de refermer ses improvisations dans la plus extrême douceur ; Karol Mossakowski sur un rythme résolument obstiné et d'emblée plus en force – deux tempéraments distincts, l'un plus direct que l'autre, maître des surprises.
 
Concoctée par Thierry Escaich, l'épreuve suivante consistait à improviser selon trois critères, les adversaires piochant d'une main innocente dans une poche à idées : compositeur, thème, style. À Thomas Ospital, au piano, échurent des variations à la manière de Beethoven, formidablement conçues (révélant au passage, mais sans surprise, une parfaite connaissance et maîtrise, tant sur le plan de l'instrument que de l'écriture, du répertoire pianistique), d'une diversité affirmée et couronnées d'un audacieux et grandiose fugato, jusqu'à cette manière si beethovénienne de scander avec insistance tonalité et contour de la péroraison. Karol Mossakowski, à l'orgue, eut à improviser un scherzo mendelssohnien, univers qu'il connaît à merveille et qu'il servit avec une mobilité vif-argent ne laissant guère de temps pour réfléchir – cela doit fuser, et tel fut le cas.

Vint ensuite le commentaire d'un poème lu par l'arbitre, les compétiteurs choisissant de s'affronter au piano : panache et subtilité de Thomas Ospital s'inspirant du Debussy des Préludes et du Ravel des Miroirs, Karol Mossakowski se faisant puissamment et poétiquement lisztien, entre Vallée d'Obermann et Au bord d'une source des Années de pèlerinage. Dans les deux cas du grand piano, ne laissant d'impressionner un public ébahi de voir avec quelle faconde les musiciens, certes préparés par des années d'apprentissage tant du répertoire que de sa possible transposition dans l'univers de l'improvisation, surent (re)créer en temps réel de grandes pages d'une forte et captivante cohérence – et beauté. Tout autre chose avec l'épreuve suivante, de loin la plus facétieuse du match : il s'agissait d'illustrer, les musiciens alternant aux quatre claviers du Grenzing, dix registrations caractéristiques – chicanes et perturbations en tous genres, très Marx Brothers, surtout dans les deux dernières registrations, et plus encore la dixième sur anches fortes, toute en surenchère, à tour de rôle puis tous deux aux claviers. Beaucoup d'humour, mais en réalité presque sans incidence sur le jeu, d'une solidité sans faille, la « mécanique d'improvisation » des organistes s'accommodant de toutes les situations, même les plus périlleuses et imprévisibles.
 

Karol Mossakowski © R. Kukavic
 
Durant l'entracte, le public fut invité à coucher sur le papier quelques idées d'improvisation à l'orgue, éventuellement en toutes notes. Karol Mossakowski piocha trois idées qu'il associa en une pièce émergeant des limbes pour gagner progressivement en puissance et lumière, Thomas Ospital, toujours singulier et étonnamment inventif, proposant à son tour un moment saisissant où la rythmique d'un Stravinski se mêlait aux mystères sidéraux, possible hommage aux Visions cosmiques de Jean Guillou. S'ensuivit au piano, sur la base de quelques questions qui leur furent au préalable posées par les compétiteurs, le portrait de deux personnes (pas vraiment) choisies au hasard parmi le public : air pur et immensités solitaires de Finlande façon Sibelius pour Karol Mossakowski, joliment maître du temps et de l'évocation, Thomas Ospital mettant superbement à profit les indications fournies : « flottant, mystérieux », pour un portrait original et beaucoup plus aventureux, le musicien allant jusqu'à faire dialoguer clavier et cordes grattées ou frappées de la main…
 
L'improvisation finale fit s'affronter simultanément Thomas Ospital au piano et Karol Mossakowski à l'orgue – où l'ombre de Jean Guillou fut de nouveau sensible, celui du Colloque n°5, les musiciens-instruments s'épiant, se toisant, se défiant, s'imitant et se moquant, avant que le rythme ne s'emballe, Thomas Ospital rejoignant Karol Mossakowski à la console pour une apothéose à deux. L'un et l'autre furent déclarés vainqueurs ex aequo, bien entendu, même s'il est juste de reconnaître à Thomas Ospital une sensible avance en termes de créativité, d’originalité sur le plan de la conception des idées musicales et de leur mise en forme, cependant que l'évolution de Karol Mossakowski (3), dont un gain manifeste en souplesse et spontanéité, continue de laisser présager de fort beaux lendemains.
 
La saison d'orgue de Radio France ainsi brillamment lancée, l'instrument-roi se trouvera associé tout au long de l'année à l'orchestre et/ou aux voix, dans maintes configurations plus ou moins novatrices, mais aussi en soliste, naturellement, soit une quinzaine d'occasions d'entendre le Grenzing – auxquelles viendra s'ajouter un concert « hors les murs » à Saint-Eustache (4).
 
Michel Roubinet

 
 
(1) www.maisondelaradio.fr/lorgue-de-lauditorium-de-la-maison-de-la-radio
 
(2) D'ores et déjà disponible sur YouTube et bientôt sans doute sur la plateforme des concerts de France Musique
www.youtube.com/watch?v=oGxyCbkCS5M&feature=youtu.be
 
(3) www.concertclassic.com/article/karol-mossakowski-referme-la-saison-dorgue-de-radio-france-un-avant-gout-prometteur-compte
 
(4) Saison d'orgue de Radio France (récitals et concerts symphoniques avec participation de l'orgue)
www.maisondelaradio.fr/concerts-orgue

Auditorium de Radio France, 2 octobre 2019
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/tournoi-dimprovisation
 
 
Sites Internet
 
Thomas Ospital
thomasospital.com
 
Karol Mossakowski
www.maisondelaradio.fr/karol-mossakowski
 
Benjamin François
www.francemusique.fr/personne/benjamin-francois
 
Auditorium de Radio France, 2 octobre 2019
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/tournoi-dimprovisation
 
Photo © Christophe Abramowitz – Radio France

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