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Shirine de Thierry Escaich en création mondiale à l’Opéra de Lyon – Douleurs exquises de l’amour courtois – Compte-rendu

 

Ce Shirine, tragique poème musical, est le fruit de la rencontre d’un musicien plus qu’occidental, Thierry Escaich, d’un conteur franco-afghan, Atiq Rahimi, et de la fine patte d’un metteur en scène français, Richard Brunel.  En fait tous trois furent réunis il y a plusieurs années par la forte personnalité de Serge Dorny, alors directeur de l’Opéra de Lyon, lequel  enfanta ce projet, arrivé aujourd’hui à son terme, après un rendez-vous manqué : celui de 2020, alors que le compositeur était enfin délivré des pourquoi et des comment de l’écriture de son nouvel opéra, au cœur de ce monde persan qui lui était nouveau. Sa belle princesse au lourd destin allait enfin prendre vie. Mais, malheur de plus dans tous ceux qui guettent la sublime Shirine, l’épidémie la confina dans sa tour d’ivoire. Elle en est aujourd’hui libérée, pour mieux mourir !
 

© Jean-Louis Fernandez

Voilà donc enfin les notes pour enserrer ce récit mythique tourmenté, très compliqué, qui n’a cessé de s’orner de tentacules littéraires et de fabuleuses miniatures, et conte les amours contrariées du grand et cruel roi sassanide Khosrow et de la princesse arménienne Shirine : un mazdéen, une chrétienne, un guerrier brutal et dévoré par ses passions, une belle dont le pouvoir met en état de sidération tous ceux qui la voient. Rassemblée par le grand poète Nizami, l’histoire a atteint les 6500 vers … Et elle est chère au cœur des persans.
Rahimi a donc entrepris de la resserrer en un livret aussi compréhensible que possible : difficile pari qui ne se voit pas véritablement tenu, car on peine à comprendre les atermoiements de ces personnages qui se croisent sans vraiment se rencontrer, en proie à des tourments aussi peu rationnels que délicats, et qui débouchent la plupart du temps sur la mort.  En outre, le langage volontairement précieux choisi par le poète-conteur, en rappel de la couleur littéraire orientale, a parfois des résonnances qui agacent à force de se vouloir séductrices et policées : la répétition du  mot « aimance » a ainsi beaucoup surpris nos oreilles barbares, même si l’on a compris que l’histoire, faite de chassés-croisés, obéit aux codes d’un récit courtois.

© Jean-Louis Fernandez

La musique, elle, et c’est bien l’essentiel, a toutes les qualités qui font l’originalité du style de Thierry Escaich, lequel est capable de s’adapter à de multiples formes d’expression : ici, comme il en a coutume, mais avec, en incises, le charme aigu de quelques instruments traditionnels, kanoun et duduk, la grande vague de son écriture se ploie et se déploie en une courbe fluide et sensuelle, dont on sent qu’elle a été dessinée avec amour. Plus que les voix, qui discourent en chantant, l’orchestre est riche de contrastes parfois envoûtants, mélismes et arabesques, montant vers des élans passionnels, des grondements qui donnent vie à ce monde lointain, sorti d’imaginaires inusités pour nous. Une musique visuelle, si cela est possible …
 
L’idée d’avoir enserré le déroulement de ces amours tumultueuses et orgueilleuses, mais aussi venimeuses ou éthérées, sous la forme d’un conte dit par deux hommes aux allures de mage et de musicien, comme de soufis qui cherchent la voie, et de l’avoir ponctué par un chœur, donne une structure à ces pages d’album. Une esthétique sous forme de tableaux tournants que le metteur en scène Richard Brunel –devenu depuis directeur de l’Opéra de Lyon – a choisie pour rendre lisibles des épisodes  qui se succèdent sans s’enchaîner vraiment. Avec, sur fond de panneaux blancs, quelques miniatures qui se détachent,  dont la fameuse Shirine au bain, lorsque Khosrow l’aperçoit nue pour la première fois et en tombe follement amoureux.

On a aussi beaucoup admiré une superbe idée, celle du tableau montrant le sculpteur Chapour, en haut de sa montagne, dans laquelle il creuse pour mêler la forme de Shirin à la force divine de la nature et à l’immensité de son rêve. Conçu par le décorateur Etienne Pluss, le rocher dont émerge seule la silhouette du cheval de Shirin, élément important dans la vie de l’insaisissable l’héroïne, est sans doute le plus fort moment visuel et lyrique de cette succession de douze tableaux et un prélude, tant l’entrelacement des voix de la jeune femme et de son adorateur, noyés dans le grand Tout, est envoûtant. Escaich fait ici superbement ressortir toute la sensualité mais aussi la quête d’infini du propos, double jeu qui demande une grande subtilité. Quand la matière se fait irréelle …
 

© Jean-Louis Fernandez
 
Nombreux  rendez-vous amoureux manqués donc pour les héros, car tel est l’illogisme du récit traditionnel, mais rendez-vous musical réussi, où la magie opère, grâce à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon que dirige avec finesse Franck Ollu, comme habité par l’intemporalité du propos et aux chœurs de l’Opéra tout en nuances. Un bémol toutefois, car les protagonistes n’ont pas forcément le charisme qui donnerait vie à ces personnages de contes : la jolie Shirine de Jeanne Gérard, fine, délicate, dans des tenues fuchsia tranchant délicieusement sur la blancheur du fond, pour une note orientale bien venue, manque  un peu de la force qui habite la tempétueuse princesse, et le Chapour de Jean- Sébastien Bou, toujours si juste, peine à définir scéniquement son personnage ambigu. Tandis que Julien Behr, en roi sassanide survolté, est parfait, et que le Fahrâd de Florent Karrer dispense un charme prenant.
 
Beauté aussi des costumes aux allures persanes esquissées, pour rappeler discrètement  le chatoiement des miniatures. Signés Wojciech Dziedzic, ils se détachent comme une calligraphie  sur les panneaux nus devant lesquels se déroule l’histoire. Tandis que la riche musique de Thierry Escaich la nourrit de sa sève. Il sera bon de la réentendre, pour mieux en apprécier les subtilités et trouver son chemin dans ce drame étrange. En attendant, on savoure le petit livre qui fait office de livret et de programme, où des emprunts faits à Mon nom est rouge, ce chef-d’œuvre d’Orhan Pamuk, meilleur guide pour comprendre l’univers quasi-métaphysique de la miniature, enrichissent l’écoute autant que la vision.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Escaich : Shirine (création mondiale) - Lyon, Opéra, 2 mai 2022 ; prochaines représentations les 6, 10 & 12 mai 2022 // www.opera-lyon.com/fr/programmation/saison-2021-2022/opera/shirine
 
Photo © Jean-Louis Fernandez

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