Journal

Shakespeare/Fragments Nocturnes par l’Académie de l’Opéra de Paris – Substantifique moelle – Compte-rendu

Explorer le drame ou le verbe, son rapport à la musique et son équilibre dans un spectacle qui doit demeurer proche du public, éveiller sa curiosité, le sortir de ses références habituelles sans trop le provoquer : avec quelle subtilité, avec intelligence Maëlle Dequiedt n’a-t-elle pas avancé dans les retombées shakespeariennes en musique, pour en distiller l’essence ! Sa mise en scène remarquable la conduit à une série de saynètes habilement enchaînées, souvent avec humour, alors que la substance shakespearienne plonge souvent dans la plus noire tragédie.

© Studio j'adore ce que vous faites !
 
Trois tréteaux, quelques ombres de feuillages, des becs sur les casques des wills, ces charmants démiurges-bouffons-pianistes, où se relaient Benjamin Laurent, Philip Richardson et Federico Tibone,  tel est le cadre où vont se relier ces lointaines histoires et la vérité du spectateur, en cassant la fiction du spectacle total, ce que Shakespeare faisait constamment et que Maëlle Dequiedt manie avec virtuosité. Nous voilà entraînés dans la nuit où tout se joue et se dénoue, alors que musiques, voix et identités s’interfèrent librement : la nuit de Lear fou et détruit par la mort de Cordelia, la nuit d’Hamlet dévoré d’instinct de mort, la nuit d’Ophelia conduite au suicide, la nuit de Desdemona pressentant sa mort prochaine, la nuit de Juliette menée à l’autel comme au tombeau, la nuit aussi, et c’est là l’idée de génie, des amants en quinconce du Songe d’une nuit d’été, grâce auxquels tout baigne dans une sorte de rêve où s’inscrivent les multiples volets de l’histoire. On regrette juste que lady Macbeth ne paraisse pas dans cette galerie. Elle y avait précisément sa place.
 
Le choix des musiques, leur enchaînement astucieux,  est évidemment le fil conducteur de ces histoires croisées, ce qui permet de mêler dans une belle fraternité Britten et son Songe d’une Nuit d’été, Bellini- Capulets et Montaigus- et Rossini - Otello, Richard Strauss- Ophelia Lieder- et Purcell - La Tempête-, Gounod - Roméo et Juliette- et Ambroise Thomas- Hamlet, sans parler du formidable Lear d’Aribert Reimann, et oblige les jeunes chanteurs de l’Académie de l’Opéra à une grande souplesse stylistique. Conduits dans ce dédale d’émotions contradictoires, d’harmonies si diverses, ils permettent la  naissance d’une histoire nouvelle, celle de Shakespeare in notes !

© Studio j'adore ce que vous faites !
 
Juliette de Bellini rencontre l’autre Juliette, celle de Gounod, les pianistes jouent les maîtres du jeu, le voile de mariée se fait couverture dans la fraîcheur nocturne, Ophélie barbouille Hamlet qu’elle transforme en pantin, mais rien de vulgaire ni de sottement provoquant pour détourner de l’essentiel, la beauté et le talent des jeunes voix en action : l’Académie de l’Opéra fait ici la preuve de son utilité et nous dévoile quelques éléments de notre panthéon lyrique futur, de l’exquise et surdouée, Liubov Medvedeva, 22 ans, tout juste arrivée de Moscou, à la charnelle Angélique Boudeville, dont les vocalises demandent encore un peu plus d’agilité, mais dont le timbre et la vitalité enchantent, belles recrues irlandaise, polonaise, ukrainienne, américaine. Pas d’extrême-orientaux parmi les chanteurs pour une fois et le plaisir de redécouvrir un ancien stagiaire de l’Académie, Vladimir Kapshuk, qui a dispensé dans les imprécations de Lear, d’Aribert Reimann, une force dramatique impressionnante.
 
Car même si la belle Farrah El Dibany n’a pas la voix veloutée de Desdemona, même si Danylo Matviienko n’a pas encore l’aisance du phrasé que requiert le difficile Hamlet de Thomas, tous ont une grâce, une présence, une aisance scénique, qui montrent que l’Académie les mène sur le chemin d’un art total, et non de la simple virtuosité vocale. Ces Fragments qui brassent le drame shakespearien avec une rare légèreté, font un tout, riche de promesses.
 
Notez enfin que Shakespeare/Fragments Nocturnes sera repris le 26 octobre, en ouverture du nouveau festival « Voix d’Automne » à la Grande au Lac d’Evian, où les artistes de l’Académie de l'Opéra seront en résidence le temps d’un week-end que referme un récital de Joyce DiDonato.
 
Jacqueline Thuilleux

Shakespeare/Fragments Nocturnes : Paris, Opéra Bastille, Amphithéâtre, le 9 octobre ; prochaines représentations, les 11, 12, 13 et 17 octobre 2018 / www.operadeparis.fr - Reprise le 26 octobre à Evian, dans le cadre du festival « Voix d’Automne » www.lagrangeaulac.com
 
Photo © Studio j’adore ce que vous faites !

Partager par emailImprimer

Derniers articles