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Salomé selon Damiano Michieletto à la Scala de Milan (Streaming) – Huis clos kubrickien – Compte-rendu

Annulée en raison du premier confinement, la nouvelle production de Salomé vient de voir le jour à la Scala de Milan, captée sans public, retransmise sur la RAI 5 (et disponible sur youtube). Il était évident qu’avec Damiano Michieletto aux commandes, la pépite straussienne sortirait des sentiers battus et c’est effectivement ce que nous avons ressenti en découvrant ce remarquable spectacle. Si Michieletto s’éloigne de l’orientalisme et de ses inévitable clichés, celui-ci, comme souvent, manie avec aplomb futurisme et symboles du passé, recréant artificiellement un maelström où Histoire, religion et actualité contemporaine se télescopent.
 

© Marco Brescia & Rudy Amisano

Dans un décor kubrickien (période 2001 Odyssée de l’espace, réalisé par Paolo Fantin), froidement éclairé par Alessandro Carletti, qui s’ouvre au lointain tantôt sur un banquet, tantôt sur la chambre de Salomé enfant, au centre pour laisser apparaître ou disparaître le Prophète dans un cercle couvert de sable noir, et des cintres qui laissent échapper une énorme sphère noire (monolithe ou caméra ?), évoluent les personnages de ce huis clos.
 Le groupe qu’ils forment s’épie, se provoque et s’ennuie dans une atmosphère lourde et malsaine. Une fête sans joie est donnée par le couple Hérodias/Hérode, incapable d’éviter les débordements d’invités bruyants et de faire taire les hurlements d’un prophète retenu prisonnier. A sa première apparition la jeune Salomé, fille d’Hérodias et belle-fille d’Hérode, semble éprouvée, comme égarée dans ce monde d’adultes dépravés. A la voix amplifiée qui résonne, invective et injurie cette étrange assemblée, Salomé se revoit petite fille seule sur son lit avec son père qui lui offre une poupée, images traumatisantes du passé où plane l’ombre de l’inceste. Victime marquée par ces abus, par la mort de ce père qui la hante, puis par le remariage de sa mère avec un homme lui aussi trop insistant, la Princesse perd pied.
 

© Marco Brescia & Rudy Amisano

Les événements s’enchaînent alors avec une macabre précipitation ; outrepassant ses droits, la jeune fille fait venir cet étrange prisonnier qui l’insulte et résiste à la passion qu’elle lui manifeste, déterrant la poupée qu’elle avait jadis reçue de son père, avant de la maudire elle et sa dynastie. Puis son beau-père aussi gros, laid et lubrique que Iochanaan, vient lui tourner autour, exigeant qu’elle danse pour lui. Elle accepte non sans lui avoir au préalable fait jurer de lui offrir le cadeau de ses rêves, revivant dans un ballet morbide et sensuel ses viols répétés et perpétrés par des hommes masqués qui la déshabillent.
Rattrapée par ses souvenirs, Salomé tente alors dans un mouvement désespéré de se vêtir en tirant à elle une robe blanche retenue par d’interminables cordons rouge-sang qui forment un dôme sous lequel elle se cache, avant de retomber inerte tandis que le vêtement-cage disparaît, image absolument fascinante. A demi-consciente, Salomé exige alors de son beau-père la tête du Prophète, seule alternative possible au cauchemar qu’elle endure depuis l’enfance, avant qu’Hérode tétanisé, ne se décide à la faire exécuter.
 

© Marco Brescia & Rudy Amisano

Rigoureusement réglé, mis en scène et joué par de dociles interprètes, le drame, malgré une réalisation aux mouvements de caméra excessifs qui nous empêche parfois de gouter aux qualités théâtrales de Michieletto et à sa transposition moderne, est traité avec la puissance et l’audace évocatrices que nous attendions. Hagarde et comme dédoublée, la Salomé d’Elena Stikhina répond, malgré sa taille et ses rondeurs, aux préceptes du metteur en scène italien, jeune fille à jamais blessée dont le comportement suicidaire est habilement détaillé. Vocalement la soprano russe impressionne par la facilité à couvrir le spectre straussien : cette santé à toute épreuve gagnerait pourtant en impact si la cantatrice prenait le temps de prononcer le texte avec plus d’attention, à jouer avec les aspérités de la langue allemande au lieu de donner l’impression de le débiter avec trop de nonchalance.

Le Prophète de Wolfgang Koch fait assaut d’une voix d’airain, mais lui aussi devrait travailler les nuances au lieu de ne compter que sur la générosité de son instrument. Linda Watson est parfaite en Hérodias, tout comme Gerhard Siegel en Hérode, Lioba Braun (Page), Attilio Glaser (Narraboth) et les Juifs Matthäus Schmidlechner, Matthias Stier, Patrick Vogel, Thomas Ebenstein et Andrew Harris se montrant d’excellents comprimari accompagnés par l’orchestre de la Scala dirigé par Riccardo Chailly, d’abord presque trop soyeux pour caractériser le climat cotonneux dans lequel se débattent les protagonistes, avant d’atteindre l’incandescence pour répondre respectueusement aux intentions du compositeur.
 
François Lesueur

 Strauss : Salomé - Milan, Teatro alla Scala, 20 février 2021 / Disponible sur : www.youtube.com/watch?v=VMnndibJiFU

 
Photo © Marco Brescia & Rudy Amisano/ Teatro alla Scala
 

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